samedi 13 septembre 2014

Camus entre Grenier et Guilloux

           
     Albert Camus et Jean Grenier      Albert Camus et Louis Guilloux

« Quel ami parfait et quel homme pur ! Je l’aime tendrement et je l’admire, non seulement pour son grand talent mais pour sa tenue dans la vie ».
Louis Guilloux à propos de Camus, Carnets pages 207-208 

La correspondance entre les trois amis est multiple, faite d’anecdotes, d’échanges sur leurs lectures, leur œuvre ou parfois leurs soucis quotidiens. Une amitié indéfectible cimentée par Camus lie les trois hommes, Albert Camus avec Louis Guilloux par une conception voisine de la vie ancrée sur des racines ouvrières, avec Jean Grenier, qu’il appelait « son bon maître », relation plus intellectuelle, entre Guilloux et Grenier, bretons originaires de Saint-Brieuc.

  La famille Guilloux

Jean Grenier, le « bon maître », a exercé une influence indéniable sur Camus dont il citait cette formule « qui le faisait rêver » : « Je n’ai jamais pu faire coïncider ce que je croyais être la vérité avec ce qui m’aidait à vivre ». (Jean Grenier, "Vérité,", Lexique, page 77, Gallimard, 1955) Tous trois aiment aussi beaucoup le philosophe Georges Palante, briochin d’adoption, ami intime de Guilloux, auquel Grenier consacre un chapitre dans Les Grèves et que Camus cite dans L’homme révolté. (Voir Louis Guilloux, Souvenirs sur Georges Palante, éditions Calligrammes)

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La maison de Guilloux, St-Brieuc

 Louis Guilloux et Jean Grenier se rencontrent à la bibliothèque de Saint-Brieuc en 1917, ce dernier campera plus tard son ami sous les traits de Michel dans son roman Les grèves. C’est  Jean Grenier, devenu professeur de philosophie du jeune Camus à Alger, qui  lui fera lire les œuvres de Guilloux.    

Albert Camus, alors responsable avec Pascal Pia d’Alger-républicain, publie en 1939 La maison du peuple en feuilleton. La censure interrompra cette publication après 5 épisodes, ce que Jean Grenier annonce à Louis Guilloux. (Lettre reprise dans les Carnets de Louis Guilloux) En juillet 1943, Jean Grenier écrit à Camus qu’il vient de relire Le sang noir qualifié « d’humanité sulfureuse et ténébreuse », ce à quoi Camus ajoute que c’est « une œuvre mutilée ». (Correspondance Albert Camus-Jean Grenier, page 75)

Camus et Guilloux se rencontrent pendant l’été 1945 dans le bureau de Camus chez Gallimard, qui l’attend en compagnie de Grenier et ils s’en vont tous les trois boire à la Frégate « le verre de l’amitié ». (Louis Guilloux, Carnets)

1947 est une année importante pour les 3 amis qui se retrouvent en Bretagne à Saint-BrieucJean Grenier emmène Albert Camus sur la tombe d e son père au cimetière Saint-Michel, épisode que Camus reprendra dans Le premier homme.  En mars 1948, Louis Guilloux est invité par les Camus à une rencontre d’écrivains en Algérie à Sidi-Madani. A cette occasion, Camus l’emmène déjeuner chez sa mère à Alger (preuve d’amitié tout à fait exceptionnelle), puis chez sa tante et enfin l’entraîne à Tipasa dans l’univers de Noces, qui ne semble pourtant guère l’éblouir. (Louis Guilloux, Carnets pages 73 et 80) Jean Grenier est désolé de n’avoir pu se joindre à eux et se dit « très heureux de savoir qu’il avait vu un pays où j’ai tant vécu et que j’aime ». (Correspondance Albert Camus-Jean Grenier, page 144)


La plaque de Lucien Camus au cimetière St-Michel à St-Brieuc

Camus aide comme il peut l’ami Guilloux souvent dans la gêne, en l’inscrivant au service de presse de Gallimard, en le mettant en relation avec la revue La table ronde (il y publiera entre autres Labyrinthe en 1953-54), avec la revue Empédocle que Camus a lancée avec son ami René Char ou en publiant ses textes dans la revue Caliban de Jean Daniel, comme Mon plus beau souvenir d’enfance  ou Les bâtons dans les roues en février 1950.

 
Jean Daniel, l'algérois directeur du Nouvel Observateur

Certaines années, leurs lettres se font rares car Camus et Guilloux se voient beaucoup, surtout à Paris où ils ont leur bureau chez Gallimard. Grande joie en 1950 quand Louis Guilloux reçoit le prix Théophraste  Renaudot pour Le jeu de patience avec ce bandeau de Camus : « Nous sommes avec Guilloux au cœur de ces terres inconnues que les grands romanciers russes ont tenté d’explorer ». A cette occasion, Camus écrit aussi : « Il faisait plaisir à voir quand j’étais encore à Paris. Nous le blaguions un peu mais tout le monde était ravi ». (Correspondance Albert Camus-Jean Grenier, page 168)

Chaque fois qu’ils se rencontrent, ils discutent de leurs projets, de leurs travaux en cours, comme en juillet 1950 où ils parlent d’Actuelles I qui vient de paraître et de L’Homme révolté, alors en chantier. Ils débattent aussi de sujets qui leur tiennent à cœur comme en témoignent les Carnets de Louis Guilloux : « Je sors de chez Camus… avec qui j’ai eu une conversation très intéressante à propos de la liberté, du choix d’une règle, etc. […] Nous avons parlé du très beau livre de Victor Serge Mémoires d’un révolutionnaire… » (Louis Guilloux, Carnets page 204) Le 30 janvier 1952, Louis Guilloux s’installe à Paris 17 rue de l’université chez Claude Gallimard, dans ce qu’il appelle sa « chambre de bon ».


          
   Jean Grenier, Souvenirs                                                   Camus et Grenier en Bretagne

Le 6 février 1952, Camus et Guilloux adressent un télégramme à l’ami Jean Grenier : « Heureux anniversaire. Affectueusement. Louis et Albert », que Grenier remerciera chaleureusement. 3 mars 1952 : « Ce matin, écrit Guilloux, comme tous les jours depuis que je suis ici [à Paris] j’ai passé une heure avec Camus dans son bureau. A l’automne, Louis Guilloux prépare le mariage d’Yvonne sa fille unique, écrivant dans ses Carnets  « Camus, chez qui nous avons pris le café, nous a très spontanément offert son appartement pour une réception le jour du mariage ».

Ils se voient beaucoup après le retour du voyage de Camus au sud algérien qui lui inspirera en particulier la nouvelle La femme infidèle, reprise ensuite dans L’exil et le royaume. En janvier 1953, ils discutent dans le bureau d’AlbertFrancine les rejoint et le lendemain dîne chez eux 29 rue Madame avec Bloch-Michel.

 Le 28 octobre 1953, commence une polémique avec Claude Roy du journal communiste Libération, non à propos de La Maison du peuple mais de la préface de Camus. Les communistes lui reprochent en gros ce que Jean-Paul Sartre lui reproche aussi : d’oser dire que les bourgeois de gauche n’auront jamais la même approche, la même expérience que les fils de prolétaires. Dans cette affaire, Louis Guilloux défend bien entendu bec et ongles l’ami Camus.

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Albert Camus et Jean-Paul Sartre                    L'écrivain-journaliste Claude Roy

Novembre 1953. « Il y a quelques jours, note Louis Guilloux, Camus a eu 40 ans. Ce grave anniversaire s’est fêté dans l’intimité, par un dîner chez Marius ». Guilloux le trouve « tolstoïen comme il l’a toujours été ». L’année suivante est plus morose, Francine souffre d’une grave dépression, Camus est « très pris par la maladie de Francine que l’on croyait à peu près guérie et qui vient d’avoir une rechute. Asthénie complète. C’est très sérieux ». Dès 1955, Camus toujours homme de théâtre dans l’âme, pense à une adaptation du Sang noir que Guilloux n’écrira qu’en 1962 et publiera sous le nom de son héros Cripure.

  Albert et Francine Camus

Quand Camus prend un appartement au 4 de la rue de Chanaleilles, dans le même immeuble que son ami René Char, ils se voient moins. Il confie aussi à Jean Grenier, « avec Maria Casarès avec laquelle je l’ai vu danser au Barcelona, entente parfaite ». En octobre 1957, Albert Camus est lauréat du prix Nobel de littérature. Camus se retrouve sous les feux de la rampe et selon Jean Grenier, « Guilloux gêné et malheureux » mais il le défendra bien sûr contre les attaques de ses détracteurs dont l’attribution du prix Nobel a ravivé la virulence.

                 
Albert Camus et René Char                   Camus avec JL. Barreau et Maria Casarès

Puis, jusqu’à la mort tragique d’Albert  le 4 janvier 1960, ils se voient et s’écrivent peu. Albert Camus était très pris par ses adaptations théâtrales et se rendait le plus souvent possible à Lourmarin mais suivait de près l’écriture du roman de Guilloux Les batailles perdues.
Louis Guilloux veille le cercueil de son ami à Lourmarin puis écrit à Jean Grenier : « Quelle terrible semaine… Depuis, je ne sais que faire, je ne pense pas à autre chose, et je n’ai rien à dire », qui lui répond « tes sentiments sont les miens. On ne peut pas penser à autre chose ». Jean Grenier et Louis Guilloux s’écrivent de temps en temps, ce dernier lui envoie par exemple ses commentaires suite à l’émission de télévision du 22 février 1961 consacrée à Camus ainsi que des coupures de journaux sur Camus.   

Albert Camus (1913-1960) à Lourmarin   Sa tombe à Lourmarin

Louis Guilloux  reste en relations avec Francine Camus. Ils s’écrivent  parfois, Francine terminant sa lettre du 10 décembre 1962 par ces mots : « Je t’aime fraternellement. » Il va déjeuner chez elle (lettre du 9 octobre 1962 à Jean Grenier) et discutent de la préface que prépare Grenier pour l’édition des œuvres de Camus à La Pléiade. Ils se concerteront sur deux questions qui feront problème. D’abord, dans cette tentative finalement abandonnée de créer une Association des amis d’Albert Camus pour aider Francine dans la publication des inédits laissés par Camus sur lesquels il semble bien que la maison Gallimard ait jeté son dévolu. Ensuite sur la publication des Carnets d’Albert CamusGuilloux servira d’intermédiaire, en particulier les deux premiers que Camus a rédigés et paraîtront rapidement en 1962 et 1964. Le dernier, constitué de notes éparses et griffonnées ne paraîtra qu’en 1978, supervisé par sa fille Catherine Camus.

Catherine Camus, dans la maison de Lourmarin. (Sipa)   Catherine camus

Si dans ses Carnets, Jean Grenier prête à Louis Guilloux des propos amères sur Camus, rien n’est venu corroborer ce témoignage qui peut aussi provenir d’une certaine distance de Jean Grenier vis-à-vis de son cadet et ancien élève qui lui avait « ravi la vedette » et le ravalait au rôle d’un obscure philosophe qui n’apparaît plus guère qu’à travers Camus.

Le 11 janvier 1964, Louis Guilloux est à l’Odéon pour l’inauguration d’un buste de Camus mais en 1966, il est désolé de ne pouvoir se tendre à Cabris pour assister au mariage de Catherine Camus. Il note dans ses carnets un rêve qui revient à deux reprises où on aide Camus de s’évader de prison qu’il décide finalement de réintégrer malgré la présence de Guilloux. Le 5 janvier 1968, Guilloux note dans ses Carnets : « Hier était le huitième anniversaire de la mort d’Albert. Je pense toujours beaucoup à lui, je n’ai jamais oublié cette date cruelle où j’ai appris par le téléphone, l’accident qui lui a coûté la vie… Dans la matinée d’hier, Jean [Grenier] m’a téléphoné. Lui non plus n’a pas oublié… » (Louis Guilloux, Carnets page 451)


Louis Guilloux et Albert Camus
* Louis Guilloux, Albert Camus et Humo, directeur de la revue Arts, 12/1952 : Louis Guilloux, Carnets, 21/12/1952, pages 233-234  
* Albert Camus, Avant-propos à La maison du peuple, Caliban 1948, Grasset, 1953
* L’affaire Libération et Claude Roy, 10/11/1953 : article de Claude Roy du 28 octobre dans Libération, notes de Louis Guilloux sur cette affaire, œuvres complètes CII, réponse de Claude Roy dans Libération du 12 novembre, enfin note de Louis Guilloux dans ses Carnets et dans œuvres complètes CII  03 02 05.
* Article de Louis Guilloux « Pour parler d’Albert Camus », 1960, Correspondance Camus-Guilloux, page 181-183
* « Nos liens avec Albert Camus », article de Louis Guilloux, Le petit bleu des Côtes-du-Nord, 13/02/1960
* Interview « Guilloux parle de Camus », 25/05/1974, site INA

                                Carnets par Guilloux  
Correspondance Camus-Guilloux                Guilloux, Carnets

* Voir aussi ma fiche Louis Guilloux, oeuvre et biographie

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