jeudi 2 janvier 2014

Albert Camus en Bretagne

Dans la biographie qu’il écrivit sur son ami Albert Camus, l’écrivain Jean Grenier évoque le voyage qu’ils entreprirent tous deux en Bretagne.

C’est le 4 août 1947 qu’ils partent en direction de Rennes. Ils y passent la nuit et prennent le lendemain la direction de Saint-Malo dans une campagne couverte de genêts et de bruyères et font une longue halte à Combourg. Devant les grilles du château, ils demandent à visiter la chambre de Chateaubriand : « laquelle ? » demande leur interlocutrice. Stupeur des deux écrivains pour qui la hiérarchie aristocratique n’a guère de sens. Déception : le parc est défiguré par des constructions sans charme et la maison a subi des transformations faites sans grand discernement.

  Le château de Combourg

Malgré tout, Camus trouva dans Combourg et Saint-Malo cette "impression de grandeur" qu’il aimait et qui lui rappelait Chateaubriand. Par contre, Camus le méditerranéen ne goûte guère les marées avec leurs énormes reflux et l’apparition trop parcimonieuse du soleil. Il est également surpris par le culte rendu aux morts, qu’il trouve démesuré, trop ostentatoire.

Le voyage se poursuit avec leur ami breton, l’écrivain Louis Guilloux qui les emmena à Tréguier visiter la maison d’Ernest Renan, l’église de belle pierre grise et son cloître. Camus pensait encore à Chateaubriand et à son style ample, coulé, confiant à Jean Grenier : « Je voudrais tremper ma plume, l’assouplir. »

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   Camus et Jean Grenier
Albert Camus retournera en Bretagne pour se rendre sur la tombe de son père, mort à la guerre en 1914 et enterré au cimetière militaire de Saint-Brieuc. C’est à l’occasion de recherches sur sa famille pour écrire son dernier roman Le Premier homme, qu’il entreprit ce voyage. Il y retrouva à cette occasion son vieil ami Jean Grenier, alors retiré dans les Côtes d’Armor, dont il écrivit dans son roman : « Grenier, que j’ai reconnu comme un père, est né là où mon vrai père est mort et enterré. » [1]

Autres fiches à consulter sur ce site :
-  Albert Camus au Panelier (Haute-Loire) et à Lyon en 1943,
- Albert CAMUS entre 1940 et 1945.

Références bibliographiques, œuvres à caractère autobiographique :
-  "Carnets tome II", Albert Camus, éditions Gallimard, 1962 ;
- Albert Camus, Jean Grenier, Louis Guilloux : écriture autobiographique et carnets, actes des Rencontres méditerranéennes, 5 et 6 octobre 2001, Château de Lourmarin, Éditions Folle Avoine, 2003.

* Voir aussi mes fiches en ligne sur d’autres sites :
-  Albert Camus et Jean Grenier, correspondance 1932-1960, notes de Marguerite Dobrenn, Gallimard, 280 pages, 1981, (isbn 2-07-023175-5)
- Albert Camus, souvenirs par Jean Grenier, Camus et Grenier.

Notes et références
[1] Voir Le Premier homme page 293. Jean Grenier apparaît dans le roman de Camus sous les traits de Victor Malan (Le Premier homme, pages 36 à 38) 

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Albert Camus à Briançon


    Camus et sa femme Francine              
L’hiver 1946-47 à Paris est particulièrement humide et donc malsaine pour un homme tuberculeux comme Albert Camus qui a déjà connu plusieurs rechutes. Dans la capitale, son appartement de la rue Séguier, trop haut de plafond, est inchauffable, surtout dans cet immédiat après-guerre de pénurie énergétique. [1] Comme en 1939 où une grave rechute à Oran l’obligea à aller se soigner au Panelier dans la Haute-Loire [2] , il se résout à partir respirer le bon air des Alpes.
 
Il arrive à Briançon le 17 janvier 1947 au terme d’un fatigant voyage de 16 heures et s’installe au Grand Hôtel près des remparts. En cette saison, l’établissement est désert et inconfortable, sans électricité ni eau chaude, ce qui ne remonte pas le moral de Camus dont la famille est partie se reposer à Oran. Ce "fils de la mer et du soleil" déteste d’autant plus cette montagne que depuis son arrivée, il ne cesse de neiger. Dans ses Carnets, il note : « Le soir qui coule sur ces montagnes froides finit par glacer le cœur. Je n’ai jamais pu supporter cette heure du soir qu’en Provence ou sur les plages de la Méditerranée. »
 
Nostalgie du soleil d’Oran où se trouvait sa femme Francine, bien qu’il préférât toujours Alger à Oran, cette ville qu’il avait choisie pour y situer son récit La Peste. Il a toujours détesté les villes sombres, traversées de pluie et de brume et choisira justement une ville du nord et une ville de canaux, Amsterdam, pour y situer son roman La Chute que son héros Jean-Baptiste Clamence a choisi comme une pénitence.
  Le Grand hôtel où il a séjourné
 
Pour surmonter sa déception et sa solitude, Camus organise avec soin ses journées : [3]
 
- Debout à 9 heures, il lit pour se mettre en forme, surtout Hegel et Orwell pendant son séjour, en prenant des notes ; - L’après-midi, il s’occupe d’abord de sa correspondance, écrit surtout à "son cher professeur" Jean Grenier alors en poste en Égypte. [4] Entre eux, c’est une grande amitié et une longue correspondance, il lui écrit à cette occasion, « Vous ai-je dit que j’ai passé en novembre huit jours à errer d’Avignon à Lourmarin et j’en ai gardé une profonde impression. » Il évoque Henri Bosco et Lourmarin que Jean Grenier connaît bien, ce village de Lourmarin que Camus retrouvera dix ans plus tard. [5]


- Á partir de 16 heures, il travaille à son essai sur la révolte qui deviendra L’Homme révolté et, après le repas, jusqu’à 22 heures 30. Il se promène dans la ville de Briançon tout en échafaudant des projets sans lendemains comme une pièce de théâtre sur le gouvernement des femmes. Sa vie est alors comme une respiration dans les difficultés de l’écriture, de la vie parisienne et du journalisme, malgré le climat qui l’exaspère. Peu à peu, il reprend du poids, sa santé s’améliore enfin et son moral par la même occasion. Il relit La Peste qui doit paraître dans quelques semaines, pense avec le journaliste Rambert « qu’il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul » ou au docteur Rieux qui le ramène à sa condition d’écrivain quand il dit que « l’essentiel est de bien faire son métier. »
 
Le succès de La Peste « ne changera rien à son travail ni à ses doutes sur lui-même » écrira son biographe Herbert R. Lottman. C’est sans doute à Briançon qu’Albert Camus prit la décision de se centrer de nouveau sur l’écriture et de quitter le journal Combat qu’il dirigeait depuis 1943.

  Briançon en hiver
 
Repères bibliographiques
  • Jean Grenier, « Camus », biographie, éditions Gallimard
  • Albert Camus, "Carnets, tome II", édition Gallimard
  • Camus, de Briançon à Lourmarin

Notes et Références


[1] Il décrira cet appartement avec beaucoup d’ironie dans l’une des nouvelles de L’Exil et le royaume, « Jonas »
[2] Il s’est installé près du Chambon-sur-Lignon dans la pension tenue par madame Œthly, tante par alliance de Francine Camus
[3] Voir la biographie de Camus écrite par Herbert Lottman page 87
[4] Voir la correspondance entre Albert Camus et Jean Grenier parue chez Gallimard
[5] Á la fin de sa vie, Camus achètera à Lourmarin, commune où il est enterré, une maison où il pensait passer de plus en plus de temps et écrire dans le calme
 
       <<<<<<<<<< Christian Broussas - Feyzin - 20 mars 2012 - <<<< © • cjb • © >>>>>>>>>

Avec Camus : Comment résister à l'air du temps ?


                         
Référence : Essai biographique sur Albert Camus écrit par le journaliste et 
écrivain Jean Daniel, éditions Gallimard, 155 pages, isbn 2-07-078193-3, 2006 

Présentation générale
"Comment résister à l'air du temps ?", telle est la question qui préoccupe Jean Daniel au sujet d'Albert Camus, un "pied-noir" comme lui, qu'il a fort bien connu et qui fut son ami [1]. Ou plutôt, pourquoi cet engouement qui ne se dément pas, aussi bien pour l'homme Camus que pour son œuvre, comment expliquer sa surprenante pérennité, se demande-t-il mais bien sûr Jean Daniel connaît trop l'homme Camus et son époque pour être dupe d'une telle question. Il nous emmène sur les pas du Camus journaliste qui a dans ce domaine aussi exercé une grande autorité dans ce milieu.

De Alger Républicain à L'Express

Dans cet essai, c'est avant tout le journaliste qui intéresse Jean Daniel, lui qui a dirigé pendant si longtemps le Nouvel Observateur et en assure toujours les éditoriaux. Camus fut heureux dans son métier de journaliste et d'éditorialiste [2] : « il était comblé, donc en accord avec lui-même, sans nostalgie, sans aucun regret de ce que le journalisme l'empêchait de faire... »
 
À l'époque de sa jeunesse et d'Alger Républicain, il vit son affaire Calas, l'histoire du commis de ferme Hodent injustement emprisonné sur l'accusation de son patron. « J'ai connu Albert Camus en 1940, devait raconter Lemoine, longtemps 'typo' à France-Soir, » on pouvait lui faire des remarques, des suggestions, « il était tout de suite d'accord et avec la plus extrême gentillesse. » Puis dans la clandestinité et à la Libération, il devint l'homme de Combat, ce fut Ni victimes, ni bourreaux et bien d'autres articles.
 
« Quel sont les vices de la presse, se demandait-il dès le 31 août 1944, sinon l'appétit de l'argent et l'indifférence à la grandeur. » Il déplore que la presse veuille « plaire plutôt qu'éclairer. » Camus fera en 1955 une nouvelle expérience d'éditorialiste avec L'Express. Il recherchait avec angoisse une position juste dans le drame algérien. Mais les relations se dégradent avec Jean-Jacques Servan-Schreiber et l'expérience tourne court.
 
Après le retentissant appel Trêve pour les civils, il décide de se taire pour ne pas ajouter au drame : « Il ne devait plus se manifester publiquement que pour l'inlassable défense des torturés, des condamnés, des opprimés, en associant son action avec celle de Germaine Tillon. Encore exigeait-il... que on témoignage demeurât secret. »
 
« Que faire devant la terreur ? » s'interroge Jean Daniel, cette terreur en Algérie qui annihile toutes les bonnes volontés et hypothèque les solutions pacifistes. On a beaucoup reproché à Camus, remarque-t-il, la quasi absence de personnages arabes dans son œuvre, dans l'Étranger ou dans La Peste, mais « comment tenir pour rien ses reportages en Kabylie, les Chroniques algériennes [3] , sa correspondance avec Mouloud Ferraoun, Jean Amrouche et les autres ? Dans Le Premier Homme, n'écrit-il pas : « On est faits pour s'entendre, aussi bêtes et bruts que nous, mais le même sang d'hommes. »
 
Pour Sartre, il était « l'admirable conjonction d'un homme, d'une action et d'une œuvre. » L'homme et l'action sont dans le journalisme dont on peut dire qu'il fut, avec le théâtre, sa grande passion. « Mon royaume est de ce monde » écrit-il et il cite Pindare :« Ô mon âme, n'aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible. » Supprimez 'âme', ajoute Jean Daniel, cela pourrait avoir été écrit sur les murs de La Sorbonne (en 1968).
 
Si dans les années soixante, Camus a été quelque peu oublié en France, il n'en a pas été de même à l'étranger où il était très estimé dans l'Europe communiste et L'Homme révolté considéré comme une référence essentielle. Des hommes comme Milan Kundera, Sakharov ou Boukovski « ont évoqué la dimension libératrice de l'œuvre de Camus. » En France, le retour à Camus coïncida avec « la vague antitotalitaire » qui secoua la France vers 1975. Jean Daniel rappelle les quatre règles que Camus définit :
 
- Reconnaître le totalitarisme et le dénoncer;
- Ne pas mentir et savoir avouer ce qu'on ignore;
- Refuser de dominer;
- Refuser en toutes occasions et quel que soit le prétexte tout despotisme même provisoire.


Retour à l'air du temps

L'actualité de Camus, c'est le refus de "l'illusion messianique", la volonté de vivre le présent avec toutes ses difficultés et d'éviter l'utopie des "lendemains qui chantent". Réfutant aussi bien le côté marxiste de Sartre que l'attrait de Raymond Aron pour Hegel, Camus plaçait dos à dos le communisme comme le libéralisme économique.
« L'innocence est un état d'ignorance... c'est la nostalgie d'un manque. »
 
Avant le meurtre, Meursault est innocent sans le savoir. Il ira même jusqu'à réclamer la malédiction des hommes : « il découvre en fait que l'innocence n'existe pas. » Car ajoute Jean Daniel, « l'innocence est, autant que l'imposture, au cœur de ce livre clé qu'est La Chute. Camus ne se veut "ni victime, ni bourreau" [4] » mais ne se sent pas pour autant innocent. Il s'agit bien, insiste Jean Daniel, du constat, et superbement dérisoire, de l'innocence perdue, de la communication impossible... c'est d'ailleurs ce que Clamence dit lui-même, que l'idée la plus naturelle à l'homme « c'est l'idée de son innocence. [5] » Sa méfiance vis-à-vis du marxisme s'explique aussi de cette façon : « Le marxisme est une doctrine de la culpabilité quant à l'homme, d'innocence quant à l'Histoire. »


En avril 2005, s'est tenu à l'université d'Alger un important colloque sur Albert Camus, encore impensable quelques années plus tôt, où même le président Bouteflika' s'est déplacé, lui qui connaissait par cœur des passages de Noces. Comme André Gide qui dénonce le stalinisme après son voyage en Russie soviétique en 1936 dans son livre Retour de l'URSS, Camus se veut un « homme qui résiste à l'air du temps, » avec courage et lucidité, dût-il beaucoup en souffrir.
 
Commencer la lecture de Camus par Le Premier Homme, c'est ce que préconise Jean Daniel. Dans cet ouvrage largement autobiographique, se distingue son enracinement dans le peuple, lui le fils d'une femme de ménage, son « oscillation entre le bonheur et l'absurde [6] », lui qui a écrit qu'il « avait constamment vécu comme un être comblé et menacé », avec une lucidité qui n'était pas à son époque dans l'air du temps.
C'est sans doute pourquoi Jean Daniel a placé en tête de la seconde partie de son livre cette citation de René Char, le poète et l'ami intime de Camus [7] : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. »

 
Bibliographie et références
Notes et références


[1] Voir la préface qu'il écrivit pour le premier récit de Jean Danien intitulé L'Erreur
[2] Ce qui ne fut pas forcément le cas dans d'autres domaines : voir Albert Camus ou la parole manquante
[3] Tome III de ses articles de journaliste consacrés à l'Algérie (1939-1958)
[4] Voir la série d'articles qu'il écrivit sous ce titre dans ses Carnets
[5] Comme illustration, Camus prend l'exemple de ce 'petit Français' qui, à Buchenwald, crie son innocence et dépose une réclamation: « Mon cas est exceptionnel, je suis innocent » clamait-il
[6] Dilemme qui rejoint un texte de L'Envers et l'Endroit intitulé Entre oui et non
[7] René Char vivait dans le Vaucluse à L'Isle-sur-la-Sorgue, pas très loin de Lourmarin
 
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