samedi 21 mars 2020

Albert Camus Hommage 2020

  

Pour  ce soixantenaire de la disparition d’Albert Camus, le journaliste et  producteur de cinéma Georges-Marc Benamou a réalisé un très intéressant film documentaire sur sa biographie et son œuvre intitulé Les vies d'Albert Camus, diffusé le 22 janvier 2020. Le producteur y voit un homme qui se voulait cohérent et multiple : « En lui, tout se mêle de façon si inextricable : le bonheur et la tragédie ; la misère et la gloire ; les tribunes enfiévrées autant que le silence désespéré sur l’Algérie, les dernières années. Une course vers le bonheur, vers le tragique aussi. »



 Pour Camus, né, comme il aimait à dire, « à mi-distance de la misère et du soleil », la « pensée de midi » qui fut son credo tendait à réaliser un équilibre entre la beauté du monde et la défense des humiliés. Il fut d’abord un artiste au sens plein du terme, pensant qu’on défend mieux ses idées avec des images et des émotions, créant des formes romanesques inédites, des récits souvent assez courts dans ses nouvelles, plus longs avec La Peste ou l’Étranger.
Camus fut attaqué notamment par Jean-Paul Sartre et le milieu littéraire suite à ses prises de position contre les pratiques du bloc soviétique dans L'Homme révolté (1951). Il est aujourd'hui devenu une icône, L'Etranger (1942) étant l'un des plus grands succès de librairie au monde. 

  

« Un homme se juge aux fidélités qu’il suscite » écrivait Albert Camus en 1949. [1] Des amis, des vrais, il en eu Albert Camus, des amis de toujours, parfois d’Algérie comme Jean de Maisonseul (p 23) ou Jean Grenier, des amis écrivains comme Louis Guilloux [2] le breton ou René Char [3] qui lui fit connaître le Luberon et Lourmarin.


Camus journaliste à Combat en 1944

Mais de son vivant, il fut souvent rejeté, stigmatisé, même si « les morts sont tous des braves types » chantait Georges Brassens, même si depuis sa mort, il fut porté au pinacle.
On ne lui pardonna jamais d’avoir eu raison, d’avoir eu le courage de prendre du recul pendant la guerre d’Algérie, malgré son implication, malgré sa sensibilité exacerbée par la violence gratuite et par le profond sentiment de son impuissance, surtout après sa dernière tentative et sa proposition de « trêve civile ». [9]

On ne lui pardonna jamais non plus son essai sur L’homme révolté où il rejetait tout totalitarisme d’où qu’il vienne et stigmatisait ceux qui font le tri dans les totalitarismes au nom d’une idéologie.

   Camus et les jumeaux

Par contre, depuis sa mort, il n’en finit pas d’être fêté, encensé, portant le poids d’une postérité telle qu’elle brouille ce qu’il était vraiment et la portée de son œuvre. Il aurait sans doute préféré cette « postérité du soleil », titre du livre qu’il écrivit avec son ami René Char. [3]

   Camus à Paris

Quelques jours après sa mort, Jean-Paul Sartre lui rendra un hommage appuyé même s’il est tout en nuances, lui reconnaissant un « humanisme têtu, étroit et pur, austère et sensuel » qui met en exergue « existence du fait moral » et la prééminence chez lui « des valeurs humaines ». [4]

Circonscrire ce qui fait la "substantifique moelle" de Camus, ce qui le distingue vraiment des écrivains de son époque, n’est possible que si l’on évite de séparer l’homme de son œuvre. Au-delà de sa complexité, il fut à la fois attentif à la beauté du monde, des plages d’Alger aux ruines de Tipasa (citation ?), tout comme aux injustices, aux vies étroites de l’Étranger et de ses frères ainsi qu’aux luttes trahies. C’est dans Retour à Tipasa, paru dans l’Été en 1952, que Camus écrit : « Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. »

On peut affirmer que si Albert Camus nous manque, c’est en raison d’une force de volonté sans faille de refuser le règne de la raison d’État, le massacre des innocents et le rejet des anonymes, du petit peuple dont il a fait partie dans sa jeunesse.  Car il a connu la pauvreté dans sa jeunesse à Alger après la mort de son père en 1914 jusque dans les années vingt. Il a pu comparer sa situation à ce qu’il a vu dans les beaux quartiers du centre ville après qu’il eut été admis au collège où il se rendait en tramway.

      
                                                         Albert Camus et Jean Grenier


Car il a connu aussi très tôt avec cette tuberculose qui l’a poursuivi toute sa vie et qui a provoqué ce rapport particulier qu’il eut avec la mort. Cette maladie aura de grandes répercussions sur sa vie, ne serait-ce que l’arrêt de ses études ou le fait qu’il se trouve bloqué en France dans la Haute-Loire pour se soigner, dans l’impossibilité de regagner l’Algérie (et de revoir Francine) pour cause de guerre mondiale.

Sa vie fut toujours surchargée et exténuante, écartelée entre sa vie de famille, sa vie personnelle, ses différentes activités, son travail de lecteur chez Gallimard [5], son travail d’écriture, ses adaptations théâtrales, ses participations à des meetings et des manifestations, les articles qu’il publie régulièrement et son activité de journaliste à Alger  Républicain à la fin des années 30, à Combat pendant et juste après la guerre et à l’Express en 1955-56 comme éditorialiste traitant essentiellement de la guerre d’Algérie.
Toujours préoccupé de l’ampleur de la tâche à effectuer, il disait à son ami Jean de Maisonseul lors d’une balade sur les quais de Seine, peu de temps avant sa mort : « Je n’ai écrit que le tiers de mon œuvre. Je la commence véritablement avec le livre que je suis en train d’écrire. » [6]

 
                             
Albert Camus et André Malraux


Sur le plan de la pensée, ce qui fait son originalité est ce sentiment que la notion de concept dans tout ce qu’elle a de théorique et de rationnel devrait coexister avec le sensible, aussi bien dans sa relation à la nature que dans le lien profond existant entre le sensible et le réel. C’est cette dualité  qui le conduisit à l’idée de mesure, à la responsabilité de l’homme face à l’histoire, ce qu’il a appelé « la pensée de midi ». [7] Dans cet ordre d’idée, André Malraux dira que Camus était« celui par qui la France reste présente dans le cœur des hommes. »



C’est la complexité qui fait la richesse et celle de Camus l’était particulièrement, une personnalité contrastée à la fois en retrait (solitaire diront certains) et solaire, portée vers les autres, ne renonçant à rien, à la fois écrivain, dramaturge, metteur en scène, engagé sur le scène social aussi, résistant prêt à prendre des risques quand d’autres à cette époque ont choisi le silence ou le déshonneur. 

Il n’a jamais transigé face à ces trois vertus cardinales qu’étaient pour lui la liberté, la justice et la vérité. Il en a payé le prix, celui de la solitude adoucie par la famille et les amis, quand il fut attaqué de toutes parts, contrebalancée par l’attrait d’une nature qui l’apaisait et des patries affectives qui compensaient quelque peu son exil.  

Lire (ou relire) Camus, c’est retrouver sa foi en cette liberté qui lui était si chère, sa défense des humbles et des persécutés, action qui lui tenait particulièrement à cœur, son combat contre la violence d’État, et pas seulement des dictatures. C’est retrouver aussi, derrière un style unique, la justesse de la pensée et la lucidité d’une conscience qui se confronte sans ciller au réel.

                                     
Albert et son frère aîné Lucien vers 1920   Camus au festival d'Angers

Il opposait à la marche  inéluctable de l’histoire qui parfois écrase les hommes, la puissance de la liberté et sa juste révolte, incarnant une morale qui, selon la célèbre citation de Jean-Paul Sartre, représentait « peut-être ce qu’il y a de plus original dans les lettres françaises. (p22)

Avec son installation à Lourmarin dans le Luberon, c’est une certaine forme de liberté qu’il trouve enfin, le dépassement de cet exil qu’il traîne depuis qu’il a quitté l’Algérie peu après son départ du journal Alger-Républicain. Cet exil, qui dans les moments difficiles qu’il a connus, après la parution de L’homme révolté par exemple, est aussi un exil intérieur qu’il essaie de compenser par l’amitié, par le travail, par les conquêtes féminines sans doute aussi, par les voyages comme ceux dont il s’est servi pour écrire certaines de ses nouvelles. [8] 

À Lourmarin, découvert avec l’ami René Char à la fin de l’été 1958, son sentiment d’exil s’était estompé. Il pensa même y accueillir sa mère mais elle refusa, incapable de quitter Alger. Il pouvait y écrire plus sereinement, pour un temps oublier Paris et son dernier roman Le Premier homme avançait bien. Mais voilà, son destin l’attendait sur une route de l’Yonne dans la Facel Véga qui le ramenait à Paris. « C’est bien trop jeune » dit sa mère à l’annonce de sa mort.  

       
Bio d'Olivier Todd                                             Essai de Roger Grenier

Notes et références
[1]
Voir la rétrospective l’œuvre de Richard Maguet, peintre et résistant, dans Œuvres complètes tome III, p. 1089

[2] Voir mon article sur la correspondance entre Albert Camus et Louis Guilloux
[3] Voir mon article sur la correspondance entre Albert Camus et René Char -
[4] Jean-Paul Sartre, "Un homme en marche", France Observateur, 7 janvier 1960
[5] Il ne voulut jamais dépendre uniquement de son travail d’écrivain
[6] Cité par Herbert Lottman dans sa biographie d’Albert Camus, Le Seuil, 1978
[7] Voir mon article sur l’essai La pensée de midi, de jacques Chabot
[8] Voir son dernier recueil de nouvelles intitulé L’exil et le royaume, en particulier La pierre qui pousse qui se déroule au Brésil et d’autres La Femme adultère, Les Muets et L’Hôte qui se déroulent en Algérie.
[9] La citation exacte est la suivante :
« J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »

Voir aussi
* Albert Camus ou la parole manquante --
* L'engagemant d'Albert Camus -- La permanence camusienne --

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Albert Camus L’Été

L’É, c’est un voyage autour de la méditerranée, si chère à Camus, qui nous conduit en Algérie bien sûr avec le Minotaure à Oran, retourne ensuite dans les ruines de Tipasa, nous entraîne en Grèce avec Prométhée et Hélène et pour finir prolonge la balade jusqu’à l’atlantique pour voir La mer au plus près. L'essentiel, ce sont ses racines, la Méditerranée, avec «son tragique solaire qui n'est pas celui des brumes» et cette lumière, «si éclatante qu'elle en devient noire et blanche ».

« Il est arrivé qu’on lui reprochât sa pureté même» Jean Guéhenno



Cette saison rappelle à Camus les bons moments de sa jeunesse, les copains et les baignades sur les plages d’Alger ou un peu plus tard son séjour dans "la maison d’en haut" comme il l’appelait. L'été s’inscrit dans le cycle des saisons, un cycle toujours renouvelé qui oscille entre chaud et froid, entre abondance et frugalité, entre oui et non [1] ce qui renvoie aussi à son recueil L'Envers et l'Endroit.

L'Algérie es présente dans trois des nouvelles du recueil [2] car avoue Camus «  j'ai avec l'Algérie une longue liaison qui sans doute n'en finira jamais et m'empêche d'être tout à fait clairvoyant à son égard. » Il ironise quelque peu sur la jeunesse algéroise et n’hésite pas à opposer l’Alger gouailleuse et sa plage à Oran (la ville de sa femme), qu’il trouve assez laide et qui de plus, tourne le dos à la mer.

 

Il présente Oran comme un « lieu sans poésie » aux rues « vouées à la poussière, aux cailloux et à la chaleur» : «Tout le mauvais goût de l'Europe et de l'Orient s'y est donné rendez-vous… avec une application, une allure baroque qui fait tout pardonner ». Il trouve aussi que la ville sue l'ennui qui menace de vous y engloutir.

Il a beaucoup plus de mansuétude pour sa chère Alger où sourd la nostalgie quand il préconise « d'aller boire l'anisette sous les voûtes du port ». L’Algérie, c’est aussi la présence du désert, qu’on retrouve dans une nouvelle éponyme de Noces ou dans deux nouvelles de L’Exil et le Royaume : « Déjà, aux portes mêmes d'Oran, la nature hausse le ton » remarque-t-il, et sur les plages «tous les matins d'été ont l'air d'être les premiers du monde. Tous les crépuscules semblent être les derniers. »

 

On trouve aussi dans ce recueil d’autres formes d’ironie, plus grave dans L'Énigme ou plus nostalgique dans Retour à Tipasa qui est le pendant d’une première nouvelle Noces à Tipasa parue seize ans auparavant dans le recueil intitulé Noces, d’autant plus que Tipasa est désormais fermée avec des barbelés, et ceci même avec un beau soleil d'hiver et des héliotropes qui s’épanouissent. Pour lui, l’été à Tipasa, s’inscrit dans cette phrase, épitaphe gravée sur une pierre ocre inaugurée en avril 1961 par Francine Camus : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire, le droit d’aimer sans mesure. »

Dans ce Tipasa qu’il découvre pendant l’hiver, il écrit cette phrase lourde de sens : « Je ne crois pas assez à la raison pour souscrire au progrès, ni à aucune philosophie de l'Histoire.» Mais quand même, la beauté irradie, prédomine quand même, inséparable de la justice dont il écrit : « Qui veut servir l'une à l'exclusion de l'autre ne sert personne ni lui-même, et, finalement, sert deux fois l'injustice.»
Quand en mars 1958, il retourne à Tipasa, revigoré par sa balade, il note dans ses Carnets : « Sentiment de reconnaissance et de vénération. »
(Carnets tome III page 255)

« Une conscience contre le chaos. » Alain Bosquet 

               

Pour Camus, la Grèce a toujours défendu la beauté et en particulier celle d’Hélène et leurs dieux, comme Empédocle ou Prométhée, ont des humeurs fort humaines qui marquent leurs limitent, idée dont Camus fera le thème majeur de L'Homme révolté. [3]
L’Été et la sensation de volupté qui lui est souvent associée contraste avec la grisaille tristounette qu’il reproche à des villes comme Paris et Lyon qu’il a beaucoup fréquentées pendant la guerre, Prague aussi qu’il visita dans sa jeunesse dans des conditions, il est vrai,  assez mauvaises. À Paris, il lui semble être en exil comme Martha [4] rêvant de soleil dans sa Bohême natale ou Rambert prisonnier de la peste à Oran. «  Est-ce que je cède, se demande-t-il, au temps avare, aux arbres nus, à l'hiver du monde ? »

      
                                                                    L’Été à Alger
Pour Camus, 1952 est une année particulièrement difficile avec la polémique autour de L’homme révolté et la maladie qui le rejoint pendant son voyage en Amérique du sud. Comme le pressentait Roger Quilliot [5] l’art s’apparente plutôt pour lui à une prison, même s’il écrit dans Retour à Tipasa qu'il préserve «  au milieu de l'hiver... un été invincible. » C'est l'époque de cette polémique qui n’en finit pas, alimentée par les "sartriens", c'est l'époque aussi où la maladie empoisonnera son voyage en Amérique du sud.
On présente très souvent L'Été comme un livre solaire mais derrière l’ironie du propos ou le lyrisme de certaines nouvelles, on sent poindre une certaine gravité. Cette dualité est particulièrement sensible dans le dernier texte intitulé La mer au plus près.

               
         
Dans ce texte, inspiré de son voyage en bateau en Amérique du sud, qui se présente comme un long poème en prose, il a «  toujours l'impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d'un bonheur royal. »
La mer lui permet alors de se libérer de son enfermement, une «  grande mer, toujours labourée, toujours vierge, ma religion avec la nuit ! » Le lyrisme du style cache en fait le dérisoire de sa situation, «  on me loue, je rêve un peu, on m'offense, je m'étonne à peine »,  l’esprit sans doute quelque part dans l’immense océan, au plus près des vagues.

Mais il y a aussi cette volonté plus forte que tout qu’on trouve dans cette phrase de Retour à Tipasa, «  il y a aussi une volonté de vivre sans rien refuser de la vie, qui est la vertu que j'honore le plus en ce monde. »
L’été renvoie Camus à une certaine nostalgie, il pense que « le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs » et il aime particulièrement « un à un les bruits imperceptibles dont est fait le silence ».

Extrait tiré de la nouvelle « Petit guide des villes sans passé »
[…] Le voyageur encore jeune s’apercevra aussi que les femmes y sont belles. Le meilleur endroit pour s’en aviser est la terrasse du café des Facultés, rue Michelet, à Alger, à condition de s’y tenir un dimanche matin, au mois d’avril. Des cohortes de jeunes femmes, chaussées de sandales, vêtues d’étoles légères et de couleurs vives, montent et descendent la rue. On peut les admirer, sans fausse honte : elles sont venues pour cela. A Oran, le bar Cintra, sur le boulevard Gallieni, est aussi un bon observatoire. A Constantine, on peut toujours se promener autour du kiosque à musique. Mais la mer étant à des centaines de kilomètres, il manque peut-être quelque chose aux créatures qu’on y rencontre. En général, et à cause de cette disposition géographique, Constantine offre moins d’agréments, mais la qualité de l’ennui y est plus fine.

En complément : L’Exil d’Hélène
C’est à Palerme dans le Vaucluse, près de L’Îsle-sur-la-Sorgue (et près de chez l’ami René Char) que Camus et sa famille sont en vacances en ce mois de juin 1948. Il y est déjà venu plusieurs fois, s’y sent bien et propose même à sa mère de venir s’y installer mais elle refusera finalement de quitter Alger. Dans ce paysage qui lui rappelle son Algérie natale, il a idée d’écrire une nouvelle où il évoque la Grèce, pays cher à son cœur, qu’il intitulé L’Exil d’Hélène.
Pour lui, la Grèce est le symbole de cette émulsion d’équilibre et de beauté qu’il appelait « la pensée de midi ». On y retrouve l’idée de « limite, » n’excluant « ni le sacré, ni la raison parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison, alors que l’Europe lancée dans la conquête de la totalité, est fille de la démesure. »

La Grèce a vertu de référence et la belle Hélène, égérie d’un pays qui porte son nom, se sentirait étrangère, en exil dans cette Europe qu’elle ne reconnaîtrait plus. Dans cette recherche d’un certain idéal, Camus aspirait y rencontrer « l’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs
L’importance de ce texte tient aussi au fait qu’il annonce le thème essentiel de L’Homme révolté, comme l’illustre cet extrait : « Le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition. Malgré le prix que coûterait aux artistes leurs mains vides, on peut espérer leur victoire. (Œuvres complètes, tome III, pages 600-601)

Notes et références
[1] "
Entre oui et non", titre d'une des nouvelles de L'Envers et l'Endroit
[2] Ces trois nouvelles sont Le Minotaure ou la halte d'Oran, le Petit guide pour les villes sans passé et Retour à Tipasa

[3]  Sans doute était-il alors frustré de son voyage en Grèce, annulé en 1939 pour cause de guerre
[4] Personnage de sa pièce Le Malentendu
[5] Roger Quilliot, La Mer et les prisons, éditions Gallimard, 1956

Bibliographie
* L'Été, éditions Gallimard, collection Blanche, 1954, réédition Folio, 2006, 130 pages
* Emmanuel Roblès, Camus, frère de soleil, éditions Le Seuil, 1995
* Jacques Chabot, Albert Camus, la pensée de midi, Éditions Édisud, Centre des écrivains du sud, 2002
* Pierre Nguyen-Van-Huy, La métaphysique du bonheur chez Albert Camus, Neuchâtel, éditions La Baconnière, 1962

Voir aussi mes fiches :
* L'Exil et le Royaume -- L'Envers et L'Endroit -- L’Été  --
* Camus et le théâtre --

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Albert Camus L’Exil et le Royaume

 

Albert Camus eut souvent recours à la nouvelle au cours de sa vie, surtout dans les périodes de recherches ou de doute, quand il ne se sentait pas assez de force ou de désir pour créer une œuvre plus conséquente. De ses recueils de nouvelles, on compte en particulier L’Envers et l’endroit et Noces dans sa jeunesse, l’Été paru en 1954 et L’Exil et le Royaume, dernière œuvre anthume importante en 1957.
Comme on le voit, Camus a eu recours à ce genre littéraire tout au long de sa vie, ce n’était donc pas pour lui simple question d’opportunité ou de facilité.

                    

Les héros de ce recueil qui contient six nouvelles voudraient bien se sentir à l’aise avec la nature et avec leur prochain, accéder ainsi au Royaume mais dans le même temps, ils sont confrontés à un grand isolement, symbole de l’exil qu’ils ressentent. [1]

Camus quant à lui, a vécu au cours de sa vie un quadruple isolement, d’abord géographique avec son départ d’Algérie pour la France après la fin du quotidien Alger Républicain [2], socio culturel avec la polémique qui a suivi la parution de L’homme Révolté, et son rejet par le milieu parisien, politique par son rôle dans le conflit algérien, que beaucoup ne comprirent pas à l’époque et personnel enfin avec la tuberculose qui le poursuivra toute sa vie et une dépression souvent aggravée par les autres causes.



Camus a traversé une période très difficile où il parvenait à grand peine à donner le change et note fin décembre 1957 dans ses Carnets « Crise d’étouffement, interminables angoisses. » Mais son état va assez vite s’améliorer, notant quelque deux mois plus tard « les grandes crises ont disparu. Sourde et constante anxiété seulement. » [3] En mars 1958, il note une étonnante amélioration après son retour de Tipasa qu’il a revue avec une joie sans mélange, un enthousiasme qui lui fait écrire « sentiment de reconnaissance et de vénération [3] et au début de l’été 1958, il est en Grèce où il recouvre toutes ses capacités physiques et morales, son bonheur de visiter Delphes et « les instants délicieux » qu’il goûte sur l’île de Rhodes
.
         

De ces six textes, La Femme adultère, Le Renégat, Les Muets, L'Hôte ou Jonas ne sortiront indemnes des situations auxquelles ils sont confrontés. Seul D’Arrast, le héros de La pierre qui pousse, sera épargné, évoluant dans un contexte géopolitique différent qui est celui du Brésil, échappant à ce dilemme, son isolement ne l’empêchera pas de connaître la solidarité et une forme de fraternité.

Si l’on peut leur trouver un fil conducteur, ce pourrait être une sensation d'insatisfaction ou d'échec du personnage principal, ce que Camus traduit par la sensation d’être en exil dans son environnement ou dans for intérieur, un enfermement qui rend très difficile de trouver le chemin du « Royaume », celui qui donne un sens à sa vie et un certain goût du bonheur.

Les personnages ont ainsi des points communs dans leur comportement profond, quelles que soient les situations dans lesquelles ils sont plongés. Plusieurs de ces nouvelles se déroulent en Algérie, que ce soit le campement nomade dans le désert, les villages du sud, l'école isolée dans la montagne, les quartiers ouvriers d'Alger, mais aussi dans un quartier bourgeois de Paris pour Jonas ou un village du Brésil pour La pierre qui pousse.


L’exil et le royaume par Émilie, Hilda et Barnabé à l’Atelier du Midi

Voilà en quelques lignes un résumé de chacune de ces nouvelles avec leur thème central. 
  • Janine la Femme adultère est lassée de sa vie médiocre de femme au foyer, qui accompagne son mari représentant en tissus dans le sud algérien et qui va vivre une expérience intime avec l’espèce de magnétisme qui émane du désert, une espèce d’adultère très éloigné du sens commun.
  • Le Renégat ou un esprit confus a une forme particulière. Il se présente comme le long monologue d'un missionnaire chrétien victime de reniement, basculant dans le délire et l'hallucination en vivant le martyre que lui inflige une tribu animiste du désert, qu’il voulait évangéliser.
  • Les Muets puise dans la jeunesse de Camus et se passe dans une tonnellerie d'Alger, comme son oncle. Il existe d’ailleurs une photo assez connue où on peut voir le jeune Albert à côté de son oncle dans la tonnellerie. Même s’il aime la solidarité ouvrière dans la lutte contre leur patron, même s’il aime toujours sa femme, l’un des ouvriers nommé Yvars ne parvient pas à insuffler du sens à sa vie, malgré tous ses efforts.
  • L’Hôte est l’histoire de Daru, un instituteur européen d'Algérie, isolé dans son école par l'hiver sur des plateaux montagneux et confronté à une situation inédite pour lui. Il doit conduire un délinquant en ville pour le remettre aux autorités locales. En cours de route, il décide de le libérer, mu par un mélange de remords et de compassion, mais celui-ci décidera finalement de se rendre aux autorités, ce qui déclenchera des réactions de menace de la part de ses frères arabes. Dépassé par les événements, Daru se sent seul et dépassé par des événements qui lui échappent. [4]
     
  • Avec Jonas ou l’artiste au travail, on suit  le cheminement de Jonas, artiste-peintre parisien, qui passe de la réussite à l'impuissance créatrice et à la dépression profonde.  « Il guérira » certes, mais à condition de résoudre le dilemme posé par la dualité entre être solitaire et être solidaire, ces deux mots qu’on finira par découvrir écrits de sa main en tout petit, à la fin de la nouvelle. [5]
  • La Pierre qui pousse se passe au BrésilCamus est allé en 1949. L’ingénieur français D'Arrast, se sent plutôt déraciné et seul dans ce pays qu’il connaît peu et mal. Il trouvera toutefois une forme de communion dans un village en partageant avec ses habitants leur fête locale basée sur un mélange de rites chrétiens et de possession vaudou. Il se présente comme le symbole d'un Sisyphe heureux d'avoir contribué à l'œuvre collective en prenant le relai et en portant cette lourde pierre pendant la procession.
              
Albert Camus, L’Hôte           Loin des hommes, L’Hôte au cinéma

Les personnages ont également en commun d’être plutôt des Français moyens, des actifs évoluant dans le monde du travail. Janine est femme d’un représentant de commerce dans la Femme adultère, Yvars un ouvrier tonnelier dans Les muets, Daru instituteur dans L'Hôte, D’Arrast ingénieur dans La pierre qui pousse. Même les deux personnages plus typiques exercent un rôle social dans leur activité à travers son art pour Jonas et son sacerdoce pour le Renégat.

               
L’Étranger                                  Jonas et La Pierre qui pousse

Ils sont unis par un sentiment d'échec et de solitude dominé par l’exil qui les sépare de leur aspiration à rejoindre le Royaume : échec du couple dans La Femme adultère, échec de la rédemption dans Le Renégat, échec de la vie sociale dans Les muets, échec de l'intégration dans L'Hôte, échec de la création pour Jonas, lassitude de D'Arrast dans La pierre qui pousse. Seuls échappent en partie à cette malédiction Janine qui a eu une véritable révélation, Jonas qui entrevoit le bout du tunnel et surtout D'Arrast par son intégration dans le groupe des villageois.

   Camus au festival d'Angers en 1953

À propos de sa nouvelle L’Hôte

À propos de sa nouvelle L’Hôte, on a parfois reproché à Camus la figure de l’arabe livré à ses bourreaux par l’instituteur alors que dans son esprit, la guerre d’Algérie et ses excès rendaient impossible tout dialogue. De la même façon, L’Étranger montrait aussi que le meurtre d’un arabe suscitait surtout l’indifférence.

Dans sa préface à L’Hôte, dans sa réédition de 2010, Boualem Sansal écrit que Daru et l’arabe « font le choix de la responsabilité et du respect de soi, c’est le seul chemin qui vaille… » Mais malheureusement, « ils étaient seuls. » Il revient sur les liens entre ces deux hommes qui peuvent au moins « croire que (leur histoire) sera à la hauteur de leurs rêves, des rêves de liberté et de justice. »  



Notes et références
[1]
Par ses termes opposés, "L'exil et le royaume" renvoie à un essai précédent de Camus paru en 1937, "L'envers et l'endroit", dont il disait qu’il était la matrice de son œuvre et où il évoquait les souvenirs d'un enfant pauvre d’Alger et sa découverte de son environnement.
[2] Camus ne fera ensuite que des séjours de plus en plus courts en Algérie et dans les dernières années, essentiellement pour aller voir sa mère.

[3] Voir Carnets tome III pages 255 et 259
[4] Cette nouvelle a été adaptée en bande dessinée par Jacques Ferrandez, avec une préface de Boualem Sansal puis au cinéma par David Oelhoffen sous le titre Loin des hommes.
[5] On a souvent vu dans le personnage de Jonas une projection de la vie de Camus, des préoccupations qui étaient les siennes à une époque de difficultés personnelles où il se sentait coincé dans son quotidien à Paris et qu’il avait du mal à supporter. 

Voir aussi mes fiches :
* L'Exil et le Royaume -- L'Envers et L'Endroit -- L’Été  --
* Camus et le théâtre --

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Albert Camus et le théâtre

    Albert et Francine Camus

« Je donne au théâtre un temps que je refuse avec obstination aux dîners en ville car c'est le lieu de la vérité. »

L’œuvre théâtrale d’Albert Camus n’a guère été vraiment considérée jusqu’à présent comme particulièrement importante, elle en représente cependant un domaine essentiel de sa création. On peut même affirmer après Hélène Mauler que « Le théâtre fait partie pour Camus de cette éducation populaire à laquelle voudra également travailler après guerre Jean Vilarpar son T.N.P. » [1]

Si son théâtre peut paraître assez maigre avec quatre pièces et quelques adaptations, dont celle des Possédés de Dostoïevski, il n’en a pas moins été le moteur de l’activité de Camus à ses débuts et a rencontré son public, surtout avec la pièce consacrée à Caligula qui est devenue un classique du théâtre de cette époque, version dramatique de sa trilogie de l’absurde.

      Le théâtre de Camus, Hélène Mauler

« Le théâtre de Camus est un théâtre de texte. Mieux : un théâtre d’idée. »

Depuis toujours, Camus a aimé le spectacle, le cinéma et surtout le théâtre qui sera aux tout débuts son activité principale avec Le Théâtre du travail. Il en parle d’ailleurs dans son dernier roman largement autobiographique Le Premier homme. Après le théâtre du Travail vint le Théâtre de l’Équipe à Alger en 1935-36.

 
Albert Camus avec Maria Casarès et Jean-Louis Barrault

Pour Camus, cette forme de théâtre est vraiment un élément essentiel de l’éducation populaire qui est dans ces années-là représente ce qu’il désire faire et Jacques Copeau, le fondateur du Vieux-Colombier, fut son inspirateur et Camus s’est beaucoup référé à lui. Dans une interview d’août 1957, il dit que « les écrit de Copeau m’ont donné l’envie puis la passion du théâtre. J’ai mis le Théâtre de l’Équipe, que j’ai fondé à Alger, sous le signe de Copeau et j’ai repris, avec les moyens du bord, une partie de son répertoire. Je continue de penser que nous devons à Copeau la réforme du théâtre français et que cette dette est inépuisable. »


« Pour vivre dans la vérité , jouez la comédie ! »

 

Victime d’échecs, le théâtre du Vieux-Colombier avait ombré dans la gaudriole et les pièces de boulevard et c’est Jacques Copeau qui lui redonna ses lettres de noblesse. Ce que Camus traduit de cette façon : « Le lieu privilégié du sacrifice théâtral  était  le lit à deux places, (…) lorsque la pièce était particulièrement réussie, les sacrifices se multipliaient et les lits aussi. »


Il aime Copeau parce qu’il « plaçait avant toute chose le texte, le style, la beauté et il prétendait en même temps qu’une œuvre dramatique devait réunir, et non diviser, dans une même émotion ou un même rire, les spectateurs présents.

  Albert Camus au théâtre Antoine

Il pensait aussi de la même façon qu’un comédien doit surtout être capable de se donner et pour cela, il faut d’abord qu’il se possède. » Contrairement à ce  que pensent certains, c’est le métier qui représente le libérateur de l’émotion. » Et pour que ce soit possible, le metteur en scène doit se faire discret, « amorcer le sentiment chez l’acteur, non le dicter. » Copeau, selon l’expression de Camus « cachait le metteur en scène derrière le comédien et le comédien derrière le texte. »


 
Albert Camus au théâtre Hébertot avec Jacques Hébertot

À l’occasion de l’exposition consacrée à Jacques Copeau en 1959, Camus intitula la plaquette qu’il lui consacra : « Copeau, seul maître. » Il rejoint ainsi Diderot et son Paradoxe du comédien qui pensait que « l’art est le résultat d’un travail conscient, il a affaire à l’artifice. » Aucun rapport avec la spontanéité qui domine aujourd’hui la scène théâtrale.
Car le théâtre de Camus est un théâtre de texte autant que d’idée. Pas de performance physique, d’idées difficiles à retrouver sous l’épaisseur des références et de  la virtuosité mais c’est plutôt disait l’une de ses interprètes Catherine Sellers qui joua dans "Requiem pour une nonne" et "Les Possédés", « une histoire de grandeur racontée par des corps ».
On retrouve dans la correspondance entre Albert Camus et sans doute sa principale interprète Maria Casarès beaucoup d’informations sur les rôles qu’elle a incarnés, Martha dans Le Malentendu, Victoria dans L’État de siège et Dora Doulebov dans Les Justes.

       
L’État de siège au théâtre de la Ville en 2017
Camus (à gauche) dans le rôle de Gringoire de Théodore de Banville en 1937

« Le théâtre accompagne Camus tout au long de sa carrière. À chacun de ses cycles correspond au moins une grande pièce. »

Albert Camus a expérimenté toutes les facettes du théâtre, aussi bien en tant qu’auteur, qu’acteur à ses débuts, que metteur en scène, que directeur d’une petite troupe. Il aimait l’ambiance, la vie collective que donnait lieu toute création, disant même que « le théâtre est mon couvent. L’agitation du monde meurt au pied de ces murs et à l’intérieur de l’enceinte sacrée, pendant deux mois, voués à la seule méditation, tournés vers un seul but, une communauté de moines travailleurs, arrachés au siècle, prépare l’office qui sera célébré un soir pour la première fois. »
Pendant les répétitions, rien n’existait alors pour lui que la cohésion du groupe, condition indispensable à la réussite de la pièce.

      
Caligula 2017 joué par Benoît Mc Ginnis
Adaptation de La chute mise en scène de Vincent Auvet

Le théâtre va accompagner Camus jusqu’au bout puisqu’à sa mort, il était question qu’il prenne la direction d’un théâtre national. À chacun de ses cycles correspond au moins une grande pièce : Caligula et Le Malentendu pour le cycle de l’absurde, Les Justes [2] et l’État de siège pour le cycle de la révolte, les projets d’un Don Juan et d’un Faust au cycle à peine entamé de l’amour. De Dostoïevsky, il reprendra Les frères Karamazov au théâtre de l’Équipe puis Les Possédés beaucoup plus tard en janvier 1959 au théâtre Antoine.
Quand il était en proie au doute, c’est au théâtre que pense Camus : « Le théâtre au moins m’aide. La parodie vaut mieux que le mensonge : elle est plus près de la vérité qu’elle joue. »

Notes et références
[1]
Hélène Mauler, Le Théâtre d’Albert Camus, Éditions Ides et Calendes

[2] Voir la version 2019 des Justes mise en scène par Abd Al Malik au théâtre du Châtelet

Nordine Marouf dans La Peste
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<< Ch. Broussas, Camac Théâtre 04/03/2020 © • cjb • © >>
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