vendredi 7 avril 2017

L’Étranger, Camus et Kaplan

Référence : Alice Kaplan, En quête de "L’Étranger", [Looking for The Stranger], traduction Patrick Hersant, Hors série Connaissance, éditions Gallimard, 336 pages, septembre 2016

    

L’Étranger, œuvre maîtresse d’Albert Camus, certes, mais comment est-elle née, dans quelles conditions a-t-elle été écrite et comment a-t- elle été reçue ? Autant  de questions auxquelles s’efforce de répondre Alice Kaplan., écrivaine et universitaire américaine qui a enseigné le Français, la littérature et l’histoire. 
Jusqu’à l’écriture de L’Étranger, Albert Camus avait hésité entre essai philosophique et fiction romanesque dont on connaît bien la démarche par la présentation qu’en a faite Jacqueline Lévi-Valensi. [1]
Alice Kaplan  précise ainsi sa manière de faire : « Ma méthode consiste à accompagner Camus, mois après mois, comme si je regardais par-dessus son épaule, pour raconter l'histoire du roman de son point de vue. Ce faisant, je me rapproche autant que possible de son état d'esprit au moment où il crée "L'Étranger", l'adresse à un éditeur et le publie dans une France en guerre. » [2]
 
C’est ainsi qu’on suit le parcours de cette œuvre de 1939 à 1946 et les suites de sa publication.

Alice Kaplan observe donc d’abord l’écrivain au travail, les mots qui s’étalent sur la page, accompagnant Camus mois après mois, comme si elle avait assisté à son écriture. Aucune interprétation ici, juste la naissance et l’élaboration du roman.

      

L’histoire de ce monsieur Meursault, cet homme dont le nom fait penser à un saut dans la mort, n’est banale qu’en apparence, marquée par la vie lancinante et sans surprise d’un homme impénétrable que rien ne semble pouvoir émouvoir, aussi déconcertante aujourd’hui qu’elle l’était en 1942 quand Camus l’a mis en forme, avec ses points d’orgue comme autant de repères : la vue depuis un balcon par un lourd dimanche, une autre vue sur la mer à travers les barreaux d’une prison et cet éblouissement impromptu, impensable, frappant la lame d’un couteau tandis que plusieurs coups de feu mortels sont tirés.
Et cet incipit si souvent cité aussi : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »

C’est en fait dans l’un de ses Carnets, dans l’année 1938, qu’Alice Kaplan a repéré la première trace du début du roman : « Aujourd’hui, maman est morte. » On peut considérer qu’il s’agit de ce que Stendhal appelait un "piloti", servant à "ancrer" le roman dans le réel, que ce soit un décor, un paysage, une lumière… l’Algérie où les problèmes entre les locaux et les européens ne manquaient pas.
Mais ce n'était pas l'objet du roman.


    

Albert Camus est alors un jeune homme qui a moins de trente ans et écrit dans un petit hôtel de Montmartre un récit qui va compter dans la littérature de son temps et compte encore aujourd’hui. Alice Kaplan reprend la chronologie de cette réussite extraordinaire d’un jeune homme déjà gravement malade, en un temps où la France est occupée. Ce récit, il y a largement pensé, il le porte en lui, disant « j’ai bien vu à la façon dont je l’écrivais qu’il était tout tracé en moi. »
Très tôt, il pense à cet homme dont il esquisse le portrait dans une première approche avec le manuscrit de La Mort heureuse, dont il reprit quelques pages dans L'Étranger.

             

On découvre le lent travail de gestion et de conception d’Albert Camus, des étapes de son écriture dans ses Carnets [3], en particulier le Cahier n°4 (janvier 1942 à septembre 1945) des Carnets II où il écrit en préambule « Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort, » sans aucun doute par référence à cette tuberculose qui le tourmente alors particulièrement, ainsi que dans sa Correspondance, les détails de son élaboration progressive.

Au début de la guerre, Camus sort d’une période où il a connu beaucoup de difficultés sur le plan personnel : son mariage raté avec Simone Hié rencontrée en 1933 et dont il se sépare trois ans plus tard, son engagement et sa passion du théâtre qui l’absorbe alors, l’exigeante amitié du professeur Jean Grenier. Journaliste à Alger Républicain, Camus assiste à des procès, s’intéresse au fonctionnement du système judiciaire, aux conflits judiciaires entre Arabes et Européens, ce qui l'aidera beaucoup pour écrire la dernière partie de son roman.

"Coincé" à Paris au début de la guerre, Albert Camus met en forme L'Étranger très rapidement (en deux mois). Le livre qui passe sans problème la censure de la " Propaganda­staffel", bénéficiera pour aider à sa publication en 1942, du soutien de son "alter ego" d’Alger Républicain Pascal Pia, d’André Malraux, de Jean Paulhan et de Roger Martin du Gard, l’aîné qui lui prodiguera ses conseils pour la réception du prix Nobel en 1957.
L'Étranger aura parfois de curieuses conséquences. En 1948, un jeune étudiant tue son camarade Alain Guyader sans raison apparente, sauf qu’il dira avoie été inspiré par le crime de Meursault "qui comme lui, a tué sans haine". Sollicité, Camus finira par refuser d’intervenir mais il s’en défendra dans une lettre adressée au père de la victime, diffusée ensuite dans la presse. [5]
 
Autre exemple : un professeur américain de Michigan donne à ses élèves une version de L'Étranger  non expurgée de certaines phrases jugées obscènes. [6] Il est condamné et perd son travail. On s’apercevra un peu plus tard que sa condamnation reposait sur une loi abolie dans cet État. Erreur judiciaire encore plus ridicule mais beaucoup moins tragique que pour le procès de Meursault.

À contrario, en 1942 un européen d’Orléansville abattit de plusieurs coups de révolver un Arabe qu’il soupçonnait de vouloir le voler. Il sera relâché malgré la fureur de la communauté arabe, exemple d’un "Meursault impuni".

Alice Kaplan, à force de marcher sur les traces de Camus, a découvert en feuilletant le journal L’Écho d’Oran, année 1939, la relation de la fameuse bagarre sur la plage de Bouisseville qui a inspiré Camus et le nom du fameux arabe anonyme qui, dans le roman, est tué par Meursault.
Celui que Kamel Daoud nomme Moussa [7] s’appelait en réalité Kaddour Touil et avait ensuite été condamné à plusieurs années de prison. Tuberculeux comme Camus, il était revenu chez lui à Aïn-el-Turk près d’Oran pour y mourir en 2002.


Complément : L’Étranger, repères biographiques
- La fameuse phrase où Meursault « n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère »  est une référence à Saint-Augustin
- L’atmosphère lourde entre Blancs et Arabes reflète la réalité de sa jeunesse (cf page 53)
- L’enterrement emprunte aussi à celui de la belle-mère de son frère auquel il a assisté
- L’affaire Hodent qu’il suit comme journaliste conforte sa haine des mensonges de la justice et son hypocrisie ainsi que l’affaire El Okbi marquée par les histoires du crucifix e de la cloche (cf pages 49-52 et 100-101)
- L’exécution évoque celle où son père était allé et dont l’attitude à son retour, l’avait marqué
- L’influence du romancier James M. Cain sur le recours à la 1ère personne, l’accusé exécuté pour de mauvaises raisons, l’anonymat de "l’Arabe".
-La plage du crime : Bouisseville et les Ben Soussan ( cf pages 66 et 96) 
- Le silence et les mots : Meursault et la mère de Camus, le bruit (cf pages 80-81 et 101)

Oran, la plage de Bouisseville où se situe la scène du crime
 
Notes et références
[1] Voir l’ouvrage de Jacqueline Lévi-Valensi, Albert Camus ou la naissance d’un romancier, 1930-1942, éditions Gallimard, paru en 2006
[2] L’auteur pense aussi, ce qu’elle révèle dans l’épilogue, avoir retrouvé l’identité de celui qui s’appelle "l’Arabe" dans le roman, "l’anonyme" tué par Meursault.
[3] « On ne pense que par image, écrit-il dans ses carnets en 1936. Si tu veux être philosophe, écris des romans. »[4] « On ne pense que par image, écrit-il dans ses carnets en 1936. Si tu veux être philosophe, écris des romans. »[5] Voir la reproduction de sa lettre dans ses Œuvres complètes, tome III, p. 870-887[6] Comme par exemple, quand Meursault avoue « qu’il a encore un sentiment pour son coït »[7] Kamel Daoud, Meursault, contre- enquête, éditions Acte Sud, 2014

 Œuvres-repères sur l’Étranger
* Jean-Louis Rey, L’Étranger, profil d’une œuvre, éditions Hatier, 2003
* Bernard Pingaud, L’Étranger, Foliothèque, éditions Gallimard, 1992
*Alain Cerisier, Brève histoire illustrée de la publication de L’Étranger, éditions Gallimard, 2013
* Raymond Gay-Crozier, Toujours autour de L’Étranger, volumes 16 et 17, éditions Les Lettres modernes, 1995-96 

Repères bibliographiques
* Intelligence avec l'ennemi, (Le procès de Robert Brasillach), édition Gallimard, 2001
* L'Interprète : dans les traces d'une cour martiale américaine, Bretagne 1944, traduction de The Interpreter par Patrick Hersant, Gallimard, 2007
* Trois Américaines à Paris : Jacqueline Bouvier Kennedy, Susan Sontag, Angela Davis, Gallimard, 2012
* Deux citations de Camus, Revue des deux mondes --
Mes fiches Camus 2015-16 :
* L’État de siège, Camus-Rondelez -- En quête de "l'Étranger", Camus-Kaplan --
* Albert Camus-André Malraux, Correspondance --
À la recherche de l'unité -- L'éternité à Lourmarin, Camus-Char --
Voir aussi : La permanence camusienne --

< Christian Broussas – Camus L'étranger - 21/11/2016 • © cjb © • >

jeudi 12 janvier 2017

Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête

                    Kamel Daoud

L'écrivain-journaliste algérien Kamel Daoud qui tient des chroniques dans « Le quotidien d’Oran » , a tricoté dans son roman une variation autour du roman d'Albert Camus « L’étranger » déclinée par le frère de la victime.

 Si chez Camus, Meursault le tueur est aussi le narrateur, ici c'est Haroun le frère cadet de la victime qui prend la parole pour tenter de comprendre le meurtre de son frère Moussa. Au nom de la justice, non que Meursault n'ait été condamné, mais cette fois pour de "bonnes" raisons, et non comme dans le livre de Camus, pour "n'avoir pas pleuré à l'enterrement de sa mère". Pour une raison plus intime dans cette Algérie meurtrie par la guerre civile, « je veux m’en aller sans être poursuivi par un fantôme. Je crois que je devine pourquoi on écrit les vrais livres. Pas pour se rendre célèbre, mais pour mieux se rendre invisible, tout en réclamant à manger le vrai noyau du monde. »

Haroun, miné par la frustration, ressasse sa solitude soir après soir dans un bar d'Oran, il en veut aux hommes qui se donnent à un dieu et exprime son incompréhension, sa déception face à l'évolution de l'Algérie. Lui aussi se sent de plus en plus un étranger dans son propre pays et voit venir sa fin comme une délivrance. Le roman est construit comme une longue litanie, un monologue qui se passe dans un bar, à la manière dont Camus a conçu son récit La Chute, où  Jean-Baptiste Clamence soliloque en battant sa coulpe dans un bar d'Amsterdam.

C'est aussi le roman de la solitude, de l'absence, ce frère qu'Haroun a à peine connu ce frère, et pourtant toujours si présent. Il se souvient de sa mère inconsolable, prostrée, vivant avec le disparu plus qu'avec lui, son fils vivant. Il évoque sa jeunesse saccagée, le corps disparu d'un deuil impossible, ce rêve fou de sa mère que lui, le fils cadet, devienne ce fils disparu, « que veux-tu qu’un adolescent fasse ainsi piégé entre la mère et la mort ? »
C'est donc aussi un roman sur une identité écartelée entre son frère et lui, sur l'absence insupportable qui oblige à fuir une réalité qui est niée.

      

Haroun
, devenu maintenant un vieil homme soixante dix ans après le procès de Meursault, aime tout particulièrement ce verset du Coran  : « Si vous tuez une seule âme, c'est comme si vous aviez tué l'humanité entière ». Derrière cet aveu, c'est son pays que Daoud vise, un pays où la corruption du pouvoir se généralise, justifiant en quelque sorte l'obscurantisme tragique des islamistes.

                               

Voir aussi mes articles sur les parutions 2014
* Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier.
* Frédéric Beigbeder, Oona et Salinger  --  Patrick Deville, Viva
* David Foenkinos, Charlotte.
* Elisabeth Filhol, Bois II.

    <> CJB Frachet - Daoud - Feyzin - 15 octobre 2014 - <><> © • cjb •  © <>