jeudi 30 avril 2020

Albert Camus et la Grèce

     
Camus lors du voyage en Grèce de 1955


« Ces vingt jours de courses à travers la Grèce, je les contemple d’Athènes maintenant, avant mon départ, et ils m’apparaissent comme une seule et longue source de lumière que je pourrai garder au cœur de ma vie. » (Albert Camus, Carnets III).

Il rêvait de la Grèce comme d’une espèce de paradis perdu, il rêvait d’un voyage comme d’une communion. Déjà en 1936, il notait dans ses Carnets : « Voir la Grèce. Rêve qui faillit ne jamais s'accomplir. » Mais il rencontra longtemps des contretemps dus à la maladie et à la guerre… jusqu’aux deux voyages qu’il put enfin réaliser en 1955 et en 1958.
Ce rêve, on le voit se former dans la préparation du voyage avorté de septembre 1939, prenant beaucoup de notes sur les mythes et les légendes des grecs, déplorant dans Prométhée aux enfers en 1946 l’abandon de ce « projet somptueux de traverser une mer à la rencontre de la lumière. » Il l’évoque aussi dans Retour à Tipasa en 1952, constatant que « la guerre était venue jusqu'à nous, puis avait recouvert la Grèce elle-même. »   

Comme à son habitude, Camus nota dans ses Carnets les événements et ce que  lui inspirait son voyage, ce que lui évoquaient les lieux visités, les émotions qu’ils suscitaient.
Ses notes révèlent la profonde interrelation avec son œuvre antérieure et l’évolution de son état d’esprit.   

      
« Nous vivons ainsi le temps des grandes villes. Délibérément, le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs. » (L'Exil d'Hélène, 1940)


Le premier voyage au printemps 1955
Camus profite d’une invitation à un colloque de l’Union culturelle gréco-française sur "L’avenir de la civilisation européenne" pour se rendre à Athènes, visiter l’Acropole, « la lumière de 11 heures tombe à plein, […] entre dans le corps avec une rapidité douloureuse… le nettoie en même temps. [...] Les yeux s’ouvrent peu à peu et l’extravagante… beauté du lieu est accueillie dans un être purifié, passé au crésyl de la lumière. » C’est comme un bain de jouvence qui le lave des salissures de l’Europe occidentale. Son moral s’améliore rapidement et il peut écrire le 11 mai à son ami René Char : « Je vais revenir debout, enfin. »

Puis il part visiter les îles où il retrouve la lumière solaire d’Algérie, écrivant, toujours à René Char depuis l’île de Lesbos : « Je vis ici en bon sauvage, naviguant d’île en île, dans la même lumière qui continue depuis des jours, et dont je ne me rassasie pas. »

On peut le suivre presque à la trace à travers les nombreuses notations qu’il consigne dans ses Carnets.
À Mycènes, il est fasciné par la forteresse « couverte de coquelicots, » à Délos il écrit que « toute la Grèce que j’ai parcourue est en ce moment couverte de coquelicots et de milliers de fleurs. »

 
Avec Michel Gallimard, sur son bateau

Au cap Sounion, c’est la quiétude : « Assis au pied du temple pour s’abriter du vent, la lumière aussitôt se fait plus pure dans une sorte de jaillissement immobile. Au loin des îles dérivent. Pas un oiseau. La mer mousse légèrement jusqu’à l’horizon. Instant parfait. »

C’est toujours cette lumière pure qui le subjugue en Argolide : L’Argolide : « Au bout d’une heure de route, je suis littéralement ivre de lumière, la tête pleine d’éclats et de cris silencieux, avec dans l’antre du cœur une joie énorme, un rire interminable, celui de la connaissance, après quoi tout peut survenir et tout est accepté. »
Le plaisir des sens, c’est aussi Mikonos et l'odeur entêtante du chèvrefeuille, Lindos et « l’odeur  d’écume, de chaleur, d’ânes et d’herbes, de fumée… »

Comme à Tipasa, Camus respire les exhalaisons des plantes écrasées de soleil, comme si pendant ce temps, la tuberculose s'éloignait de lui, au Pirée, il est heureux de "sentir" l'eau et à Salonique, c'est « la belle odeur de sel et de nuit » et les baignades lui rappellent les plages d'Alger...

         
Albert Camus avec sa fille Catherine Grèce, 1958   
Albert Camus & Michel Gallimard, Grèce, 1958

Le second voyage à l'été 1958
Ce second voyage en juin 1958 durera une vingtaine de jours. Là encore, Camus renoue avec ses souvenirs de jeunesse et les plages d'Alger comme il l'écrit dans cette lettre à son ami Jean Grenier : « Je quitte le bateau le matin tôt, seul, et vais me baigner sur la plage de Rhodes à vingt minutes de là. L’eau est claire, douce. Le soleil, au début de sa course, chauffe sans brûler. Instants délicieux qui me ramènent ces matins de la Madrague, il y a vingt ans, où je sortais ensommeillé de la tente, à quelques mètres de la mer pour plonger dans l’eau somnolente du matin. »

Si ce voyage effectué en pleine été, souvent sous une chaleur suffocante, est plus fatigant que le précédent, ainsi revenu à Athènes, il note simplement « Chaleur. Poussière » et ne lui permet pas de retrouver la magie du printemps et de ses effluves, il va revenir en France le cœur plus léger, ragaillardi par cette rupture avec Paris et ses détracteurs. 

              
Andrée Fosty, Camus & la Grèce 

Camus se sent attiré par le sens de la perfection des Grecs, « Tout ce que la Grèce tente en fait de paysages, elle le réussit et le mène à la perfection. » (Carnets, Delphes, 10 mai 1955). Cette perfection est l'expression de l'équilibre entre la nature et l'action de l'homme et prend ses racines dans ce paradoxe qui l'étonne : « Ce monde des îles si étroit et si vaste me paraît être le cœur du monde. »

Ces paysages sont pour lui le contraire du Brésil qu'il juge immense et étouffant. Toutes ces îles recomposent un monde spécifique qui tend à la perfection née d'une subtile conjonction entre terre, mer, ciel et hommes, ce qui lui fait dire à Délos : « Je peux regarder sous la droite et pure lumière du monde le cercle parfait qui limite mon royaume. »

Pour lui, comme il le note dans le tome III de ses Carnets, la Grèce représente « comme une île énorme couverte de fleurs rouges et de dieux mutilés dérivant inlassablement sur une mer de lumière et sous un ciel transparent. Retenir cette lumière, revenir, ne plus céder à la nuit des jours. »
Il a en quelque sorte reconnu son royaume et son exil finira très bientôt dans sa thébaïde de Lourmarin qui possède comme un air d'Algérie




Voir aussi
*
Pour des détails sur le voyage de 1958, du 9 juin au 6 juillet, voir Camus au jour le jour 1958 et le cahier VIII des Carnets
* Le voyage en Grèce dans les Carnets --

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<< Ch. Broussas, Camus et la Grèce 30/04/2020 © • cjb • © >>
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lundi 20 avril 2020

Albert Camus, 60 ans déjà !

« Décidément, Camus n'en finit pas de redevenir actuel ou "à la mode" » écrivaient déjà JF. Payette & L. Olivier en 2004 dans leur livre "Camus, nouveaux regards sur sa vie et son œuvre"

2013 avait été l’occasion de fêter le centenaire de la naissance d’Albert Camus. Au-delà des réimpressions de ses œuvres majeures, on en avait profité pour éditer trois correspondances inédites dont j’avais rendu compte à l’époque. [1]


        
                                       Albert Camus et ses jumeaux Jean et Catherine


2020 est cette fois l’occasion de fêter le soixantième anniversaire de sa disparition. Déjà un premier ouvrage dû à Vincent Duclert et intitulé "Camus, des pays de liberté" [2] lui est consacré et d’autres vont suivre dans le courant de l’année pour donner à cet événement toute son ampleur. On peut noter également la parution en format de poche de sa correspondance avec son ami Louis Guilloux. [3]

           

4 janvier 1960 : c’est la stupeur. Le prix Nobel Albert Camus décède dans un banal accident de la route en revenant de sa résidence de Lourmarin dans le Vaucluse. Un pneu éclaté dit-on, de la Facel-Vega de son ami Michel Gallimard, sur une route de l’Yonne.

On a d’ailleurs retrouvé son manuscrit échoué à côté du véhicule. Albert Camus entamait alors un nouveau cycle d’écriture, après l’absurde et la révolte allait venir le temps de l’amour sous la forme de son nouveau roman, largement autobiographique, Le Premier Homme. [4]

     
                                   
Albert et Francine Camus


L'hommage est à la hauteur de l'événement. Même Jean-Paul Sartre avec qui il s’était brouillé après la parution de L’homme révolté [8], écrivit juste après sa disparition dans un texte plein de "ressentiment refoulé", « il était un de ces hommes rares… On vivait avec ou contre sa pensée, telle que nous la révélaient ses livres […] Il représentait en ce siècle, et contre l'Histoire, l'héritier actuel de cette longue lignée de moralistes dont les œuvres constituent peut-être ce qu'il y a de plus original dans les lettres françaises. (Texte publié le 7 janvier 1960 dans « France Observateur ».)

René Char
, peut-être son ami le plus proche, écrira un texte si émovant et d'une grande retenue intitulé L’éternité à Lourmarin, où il écrit ces mots si justes : « Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. »

    


Beaucoup se demandent ce qui peut expliquer le succès de Camus, qui ne s’est jamais démenti depuis sa mort, alors qu’il a été si critiqué de son vivant, et même si l’un de ses rares détracteurs Jean-Jacques Brochier l’avait qualifié de « philosophe pour classes terminales ». [5]
Cet engouement vis-à-vis de l’homme et de son œuvre a aussi son revers : brouiller son message, aller au-delà de sa pensée par des interprétations contestables.

      Albert et son frère aîné Lucien vers 1920

 Vincent Duclert a au moins le mérite de bien définir ce qui en fait la particularité, "le mystère Camus" : « Chez Camus, il y a une association très intéressante entre les idées mais aussi l'émotion, ce qui fait que les idées ne sont pas abstraites et elles sont bien transmises parce qu'il y a cette émotion qui nous rend très proches de Camus. Tout son travail, y compris son travail de journaliste, c'est d'être très précis sur les faits et en même temps de donner une force, une éloquence à son analyse de l'actualité. »

   

Voilà qui est dit. C’est aussi l’idée que rien ne peut se dissocier, qu’on ne peut séparer le penseur et l’écrivain de l’homme et du citoyen. Cette identité entre l'homme est son oeuvre se retrouve dans cette citation : « Je marche du même pas comme artiste et comme homme. Révolte et absurde sont des notions profondément ancrées en moi, mais j'ai su en faire la critique. »Sa ligne de conduite n'a pas varié, marquée par ce que j'avais appelé dans un article précédent La permanence camusienne
 
Sans aucun doute, Camus a incarné cette osmose, son engagement est toujours mûrement réfléchi, pesé et en harmonie avec sa ligne de conduite, sa déontologie, même quand son cœur saigne et que l’émotion pourrait déborder sa réflexion comme dans son action en faveur d’une solution négociée en Algérie. C’est sans doute cette rigueur qui lui a permis de ne pas se laisser déborder par ses sentiments et de refuser de céder au conformisme de son époque, de se laisser porter par « l’air du temps » comme disait son ami Jean Daniel. [6]
 
Dans Actuelles I, il a écrit cette phrase lourde de sens : « Il s'agit de servir la dignité de l'homme par des moyens qui restent dignes au milieu d'une histoire qui ne l'est pas. » 


 
Camus & sa fille Catherine

Du refus au consentement

L’émotion dont parle Vincent Duclert est toujours canalisée, contextualisée, même quand il prend la parole dans des meetings où il défend sa conception de la liberté contre les dictatures de tous bords ou quand il dénonce le franquisme avec ses amis républicains espagnols. [7] Sa volonté, son engagement nourrissent une pensée qui est le fondement de son action. 

D’un point de vue conceptuel, la pensée de Camus part d’une constante qu’on trouve dans ses premiers écrits, en particulier la nouvelle "Entre oui et non" de son recueil L’Endroit et l’envers comme dans son dernier recueil intitulé à dessein "L’exil et le royaume". Le thème du balancement cher à Camus évolue entre "Oui et Non", cherchant un équilibre entre refus et consentement, comme il évolue entre "L’exil et le royaume", entre deux entités séparées, la mort à l’horizon qu’il considère comme un exil et une terre promise qu’il définit comme un royaume.

Le nœud de sa pensée, c’est cette recherche d'équilibre entre les deux fléaux de la balance, qui représente ce qu'il nomme "la recherche de la mesure" car les deux entités qui oscillent entre le bien et le mal, entre l’exil et le royaume sont pour Camus indissolublement liées, prenant leur sens et leur richesse dans la confrontation.

Notes et références
[1]
  Voir mon article intitulé Le centenaire de sa naissance et la présentation des correspondances de Camus avec Roger Martin du Gard, Francis Ponge et Louis Guilloux --

[2]  Voir mon article Vincent Duclert, Camus des pays de la liberté --
[3]
  Voir mon article Correspondance Camus-Guilloux --

[4]
Voir mon article présentant Le Premier homme --
[5]
Voir mon article sur l’essai de JJ. Brochier Camus, philosophe pour classes terminales --
[6]
Voir mon article sur l’essai de Jean Daniel, Avec Camus, comment résister à l’air du temps ? --
[7]
Voir mon articleAlbert Camus et l’Espagne --[8] Il écrit alors dans ses Carnets, « Même ma mort me sera disputée. Et pourtant ce que je désire de plus profond aujourd'hui est une mort silencieuse, qui laisserait pacifiés ceux que j'aime. » (Albert Camus  "Carnets" 1949-1959)

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<< Christian Broussas, Camus 60 ans 21/01/2020 © • cjb • © >>

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Vincent Duclert, Camus, des pays de liberté

Référence : Vincent Duclert, Camus, des pays de liberté, Éditeur Stock, 300 pages, janvier 2020

            
« Le sentiment des lieux menait aux pays de liberté... » (page 318)

Après l’hommage marqué qu’a reçu Albert Camus en 2013 pour le centenaire de sa naissance, [1] c’est en cette année 2020 l’occasion de fêter le soixantième anniversaire de sa disparition. Ce livre de Vincent Duclert, intitulé Camus, des pays de liberté, est le premier d’autres ouvrages qui marqueront certainement cette année particulière.
Déjà l’on voit fleurir dans les librairies ses livres les plus connus ou d’autres ouvrages comme la parution en format de poche de sa correspondance avec son ami Louis Guilloux. [2]

Beaucoup ont tenté de savoir ce qui faisait la spécificité d’Albert Camus, ce qui expliquait le succès dont il a bénéficié depuis son brusque décès le 4 janvier 1960 dans un accident de voiture sur une route de l’Yonne. Vincent Duclert s’y colle ici, essayant surtout à travers sa vie et ses essais, de cerner cette personnalité à la fois multiple et marquée par une grande rectitude. 

         

Il y voit une espèce de présence assez mystérieuse somme toute puisqu’elle lui apparaît comme à la fois proche et impalpable, de celui qui proclamait déjà à Djémila : « Oui, je suis présent. »
C’est cette alchimie de l’homme qui l’a fasciné au point de lui donner envie d’écrire, loin de sa spécialité, un livre sur Albert Camus.


                 

Il veut également témoigner comme il dit de la « présence d’Albert Camus dans l’histoire et la géographie du monde », de « la trace en nous d’un homme disparu voilà des décennies…, » Pour cela,Vincent Duclert nous propose d’abord une partie biographique pour cerner son environnement, en particulier celui de sa jeunesse d’enfant pauvre évoluant dans cet Alger contrasté  où il habitait un quartier pauvre tout en allant au collège dans un quartier du centre ville beaucoup plus bourgeois.

            

Vincent Duclert  s’est aussi attelé à relecture des textes politiques de Camus [3] et sur les archives familiales pour montrer la constance de sa pensée à travers notamment sa lutte contre les totalitarismes de tous bords,  ce qui lui a valu bien des polémiques ou sa volonté d’apaisement et de réconciliation pendant la guerre d'Algérie, lui qui a refusé de choisir un camp entre ses amis pieds-noirs et ses amis nord-africains, dénonçant également la violence d'Etat et mettant au-dessus de tout la tolérance et la  liberté.


Il reprend les textes parus après la mort de Camus, partie qu’on peut trouver un peu scolaire, et surtout les lieux où il a résidé, où il a tenté de s’enraciner après le départ d’Algérie, ce que l’auteur appelle  ses « pays de liberté », qui ont donné son titre au livre.

L’objectif était sans doute trop ambitieux mais l’ensemble est bien écrit, d’une plume alerte, et on suit l’auteur sans peine dans le parcours de a pensée de Camus et sur les traces des lieux qu’il a parcourus.


     

N'empêche, le livre reprend les moments forts de la vie de Camus, par exemple les réactions du monde intellectuel et les attaques des sartriens après la parution de "L'homme révolté" que l’auteur décrypte longuement. Il insiste sur son anticolonialisme qu’on a parfois sous estimé, en insistant sur ses positions quant à la guerre d'Algérie et ses conséquences.

La preuve parmi d’autres, les lettres si émouvantes que l’écrivain Mouloud Ferraoun envoya à Francine Camus et auparavant à Albert Camus. Dans cette optique, son analyse permet de bien clarifier ses rapports avec les Algériens.

              

Notes et références
[1]
 Voir mon article Camus, Le centenaire de sa naissance --

[2]  Voir mon article Correspondance Camus-Guilloux --
[3]  Voir en particulier l’ouvrage Camus, Conférences et discours --
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<< Christian Broussas, Duclert Camus 18/01/2020 © • cjb • © >>
 

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Albert Camus La Peste

  Guerre et Peste à Oran

                  
Arnold Böcklin La peste 1898                 Camus lisant le journal 


« On peut lire La Peste de trois façons différentes. Elle est à la fois le récit d’une épidémie, le symbole de l’occupation nazie (et d’ailleurs la préfiguration de tout régime totalitaire quel qu’il soit) et en troisième lieu l’illustration concrète d’un problème métaphysique, celui du mal. »Albert Camus, extrait d'une lettre du 14 janvier 1948.

La Peste se présente comme une chronique [1] de l'évolution de cette terrible maladie dans la ville d'Oran, ville qu'il connaît bien pour y avoir vécu [2] De ce point de vue, c'est très différent de L'Étranger qui est plutôt une ensemble de moments autonomes, non significatifs, alors qu'ici, une histoire se transforme en destin [3].

             

Ce destin prend la forme de l'un des fléaux emblématiques de l'humanité : la peste. C'est le symbole que choisit Camus pour décrire une des peurs ancestrales du genre humain mais aussi comme symbole de la guerre qui vient de s'achever en Europe et de cette espèce de "peste noire" comme on appelait parfois le fascisme, et d'une façon plus générale, de ces dictatures idéologiques qui ont traversé l'Europe de cette époque.  

           
Cette maladie a aussi la particularité d'être très contagieuse, en ce sens elle  sépare les hommes, suscite peur et méfiance mais développe aussi le besoin d'une lutte collective, seule réponse efficace au défi que la maladie lance aux hommes. [4]. Il l'étend sans équivoque à la sphère socio-politique en précisant que son livre
a « comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme » [5]

Quand il se demande ce que veut dire la Peste, ce symbole du Mal, il répond sans ambiguïté « c'est la vie, voilà tout. » Cette lutte à mort contre ce Mal absolu est selon le docteur Rieux toujours présent quelque part, « le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais,» et l'homme va finir par se révolter, mû par un mélange de désespoir et de soif de vivre. [6]
 
      
                                 Baron Gros Bonaparte visitant les pestiférés 


Les personnages sont des résistants comme l'a été Camus pendant la guerre, et c'est bien une guerre dont il s'agit, lutte à mort contre le fléau létal, quelles que soient leurs motivations. Ils sont bien cadrés [7], marquant la lucidité du docteur Rieux, la modestie de Grand, le besoin de pureté de Tarrou et la sensualité de Rambert [8].Le père Paneloux est au début très critique quand il stigmatise ses compatriotes [9], leur apportant ensuite aide et compassion [10]

    
                                      Les masques censés protéger contre la peste


Tarrou ressemble à ce jeune homme de L'Étranger qui compatit pour Meursault et rejette comme une monstruosité sa condamnation à mort. Il déteste se faire remarquer et parler pour ne rien dire; c'est 'un pur'. Il connaît le terrible défi « de faire le moins de mal possible et même parfois un peu de bien. »
 
Le docteur Rieux semble un roc, étranger au découragement, un costaud capable de porter la lutte à bout de bras et se confond avec elle. Pourtant, il reste dans l'ombre. Meursault parlait à la première personne, étranger à lui-même, Rieux pour engagé qu'il soit, s'exprime à la troisième personne, effacé, en retrait dans le récit [11]. Camus lui-même confirme ce décalage calculé : « La Peste est une confession, et tout y est calculé pour que cette confession soit d'autant plus entière que la forme y est plus indirecte ». Ce sont des hommes de bonne volonté qui pensent « qu'il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer [12]» qui luttent aussi contre les complices du fléau, ces corps constitués qui subissent, sans véritablement engager le combat.
 
Finalement, le docteur Rieux pense qu'il est juste « que de temps en temps au moins la joie vînt récompenser ceux qui se suffisent de l'homme et de son pauvre et terrible amour. »

    
Michel Serre, La peste de 720 (détail)
Saint-Roch et saint Sébastien, protecteurs contre la peste

Quand la peste est déclarée, la ville est fermée et les gens restent barricadés chez eux. Plus de lettres, de peur qu’elles ne propagent l’infection létale. On suce des pastillent de menthe, devenues introuvables, dont on dit qu’elles éloignent la contagion. Toute réunion est bannie et les enterrements se font à la dérobée. Paraît alors un journal maigrelet faute de papier, intitulé « Le courrier de l’épidémie ». Cette peste est aussi dans le cœur des hommes car, écrit Camus, « chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne… »

À travers une galerie de personnages, Camus parle du changement d’une société confrontée à un drame qui remet en cause ses libertés fondamentales. 



Au fil des pages, on y rencontre le docteur Rieux, principal personnage du roman et médecin au grand cœur qui tient la chronique de cette épidémie, Rambert, le journaliste amoureux, honteux de vouloir être heureux tout seul et qui finira par rejoindre les groupes sanitaires, Tarrou, ami du docteur, espèce de "saint laïc", et son ambivalence face à l’infection, le père Paneloux dont les certitudes vont vaciller ou encore Joseph Grand, employé de mairie effacé, torturé par ce livre qu’il ne parvient pas à écrire et Cottard, que la police recherche et que l’épidémie arrange bien.

Quand au bout de dix mois de claustration, l’espoir renaît et la maladie régresse, la vie "normale" reprend. Une vie normale, tel Cottard qui se fait livrer comme avant ses repas par le restaurant voisin. « Qu’appelez-vous un retour à la vie normale ? » demande Cottard. Et Tarrou de lui répondre : « De nouveaux films au cinéma ». Reste l’impression étrange que l’épidémie peut reprendre comme ça , aussi brusquement qu’elle était venue. Albert Camus a cette réflexion : « les habitants, enfin libérés, n'oublieront jamais cette difficile épreuve qui les a confrontés à l'absurdité de leur existence et à la précarité de la condition humaine. »

Le docteur Rieux savait bien ce que cette foule enfin délivrée ignorait ou ne voulait pas y penser : « que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, […] qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse ».

     
Camus à Oran au 65 rue d’Arzew & carte postale de la rue d’Arzew

La Peste et l'actualité
La Peste nous parle de notre époque, nous parle de nous. Ce roman datant de 1947 nourrit nos interrogations contemporaines face à la réalité d’une pandémie confrontée à un système de santé qui n’est pas à la hauteur de son économie.
Ce virus si contagieux traduit l’état d’une société en proie aux insuffisances de son propre système immunitaire, trop soumise à l’individualisme et à l’omnipotence du marché.


               
Allégorie de la peste, 1437 
Jean de Berry Enterrement de pestiférés à Tournai

Ce n’est pas une punition de Dieu comme le pensait au début le père Paneloux mais une domination du monde occidental qui est parvenu à imposer au reste du monde ses valeurs et ses modes de fonctionnement, les canons de sa civilisation.
Camus nous dit aussi « qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer qu’à mépriser. »  Cette épidémie, comme les Résistants pendant l’Occupation, révèle les caractères dans toute leur ampleur, les plus noirs comme les plus vertueux. Rambert, plutôt égoïste au début, entrera peu à peu dans la lutte collective contre le fléau. Le père Paneloux lui-même va s’interroger, devant l’agonie d’un enfant, sur l’attitude du chrétien face au Mal.  


Pour Camus, "la condition d’homme" impose à tous ceux qui, comme il écrit à la fin du roman, « ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins ».

 
La peste à Marseille 1720-23      

Jalabert Œdipe et Antigone ou la peste à Thèbes, 1843

La notion de mesure, si chère à Camus, il la met dans la bouche du père Paneloux qui constate que « cela est révoltant parce que cela passe la mesure. » La peste est le symbole de la démesure et en même temps, elle révèle les facettes sombres et lumineuses de l’homme confronté à l’absurdité d’un monde marqué par des souffrances aussi bien physiques et mentales. Pour Camus, le Mal est là, l’hybris des grecs, et il ne reste contre lui que le combat. [13]

Faire face à la démesure du fléau, c’est lutter sans concession et sans illusions comme Sisyphe. Ce qui nous renvoie à la définition même de l’absurde désignant un monde que les hommes n’entendent plus et qui lui aussi n’entend plus leurs souffrances.  Malgré tout, Camus affirme qu’il « faut imaginer Sisyphe heureux ».


Sisyphe, comme les victimes d’une pandémie, comme ceux qui luttent, doit revenir vers une juste mesure du monde. Ce concept central dans son œuvre,  il le reprendra dans la « Pensée de Midi », dernier chapitre de L’Homme révolté ou dans « L’Exil d’Hélène », l’une des nouvelles de L’Été. [14]
Cette mesure ne représente pas  tant une espèce de juste milieu, compromis des extrêmes, que le triomphe de la raison et de la lucidité sur les émotions et les pulsions.  

Notes et références
  1. Le docteur Rieux « savait cependant que cette chronique ne pouvait être celle de la victoire définitive »
  2. ↑ Oran est la ville de sa femme Francine où il a vécu quelque temps. Il écrira en 1939 "Le Minotaure ou la Halte d’Oran", repris dans son recueil L'Été.
  3. ↑ « ... l'action trouve sa forme; les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend figure de destin »
  4. ↑ Camus s'était beaucoup renseigné et réalisé plusieurs études sur tout ce qui concernait  cette question
  5. ↑ Lettre au philosophe Roland Barthes de février 1955.
  6. Voir mon article sur La peste comme symbole du Totalitarisme à partir de sa pièce de théâtre intitulée "L'État de siège"
  7. Dans son analyse, Roger Quillot pense que les principaux personnages procèdent d'un « un éclatement du personnage de l'Étranger »
  8. ↑ Rambert se sent au début plutôt en exil à Oran, comme avait aussi éprouvé Camus mais écrit-il, « il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul. »
  9. ↑ « Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères vous l'avez mérité » dit-il
  10. Le père est écartelé entre l'aumônier meurtrier des Lettres à un ami allemand et des figures comme celles de son ami résistant, le poète chrétien René Leynaud
  11. ↑ Le recours fréquent au style indirect accentue cette impression de retrait
  12. ↑ Pour Quilliot cette confession renvoie au Camus résistant, un combat qu'il voulut juste et sans violence comme celui de Rieux
  13. L'hybris est la "démesure" des Grecs, sentiment violent inspiré des passions, particulièrement de l'orgueil auquel les Grecs opposaient la tempérance et la modération.
  14. Voir une présentation de ce texte dans mon article sur le Recueil L'été, intitulé : "Complément, L'Exil d'Hélène".
    
     Pieter Bruegel l'Ancien Le triomphe de la mort


Voir aussi
* La Peste par Dunia Miralles --
La peste, mythes et réalité,- avec des illustrations de Bruegel, Jérôme Bosch et Grunewald
* Camus au jour le jour, 1946-1947 --

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