Référence : Albert Camus, Hors série Le Monde, "La révolte et la liberté", Une vie, une œuvre, 120 pages, février 2025 - "Un philosophe artiste" par Bernard-Henri Lévy
Le Monde, éditions hors série
"Mon rôle, je le reconnais, n'est pas de transformer le monde, ni l'homme : je n'ai pas assez devertus
ni de lumières pour cela. Mais il est peut-être de servir à ma place
les quelques valeurs sans lesquelles un monde, même transformé, ne vaut
pas d'être vécu, sans lesquelles un homme, même nouveau, ne vaudra pas
d'être respecté." Albert Camus, Actuelles I
Présentation
Albert Camus, l'auteur de L'Étranger et de La Peste, est
très souvent considéré comme l'écrivain qui incarne le mieux notre
époque pleine d'épreuves et d'aléas. Figure représentative autant que
notre contemporain. Au-delà de l'homme, son œuvre multiple se veut avant
tout tournée vers la recherche de la liberté et de la vérité, maîtres
mots de sa pensée.
C'est bien l'objectif de cet hors-série
que de développer les ressorts d'une œuvre qui sert souvent de référence
à tous ceux qui sont en quête de repères pour se situer dans leur
époque.
Une présentation à travers des entretiens, débats et textes choisis, complétée par deux textes inédits tirés de son livre Actuelles IV. [1]
Albert Camuspossède
cet vertu de faire partager ses émotions, le courage aussi bien vis à
vis de lui-même que dans les batailles collectives, de sa simplicité
aussi dans sa relation avec la nature et sa beauté, le corps et la
maladie, les mots et l'écriture, l'amitié.
Albert Camus avec Jean-Paul Sartre (à gauche)
Notes et références [1]Actuelles IV
paru chez Gallimard en 2024 est une compilation dont Camus avait prévu
de son vivant la publication mais dont il n'avait rédigé qu'un plan
sommaire.
Référence :Albert
Camus, Actuelles IV, "Face au tragique de l'histoire"éditions
Gallimard, collection Blanche, présenté et annoté par Catherine Camus et
Vincent Duclert, 504 pages, novembre 2024
Albert Camus avec les jumeaux
« Je
vous souhaite de lire Actuelles IV avec bonheur car, comme l'a écrit
Maria (Casarès), il se borne à témoigner fraternellement sans jamais
racoler, rendant ainsi hommage à celui qui le lit.» Catherine Camus 3 janvier 1960, quittant le Luberon, il meurt sur la route dans l'Yonne en rentrant à Paris, laissant chez lui à Lourmarin le plan d’un recueil d’écrits politiques et intellectuels, futur « Actuelles IV » faisant suite aux trois tomes précédents.
Quelque trente ans après la sortie du Premier Hommeen 1994, paraît son dernier ouvrage, quatrième tome des Actuelles,
retraçant ce qu'il appelle "le tragique de l'histoire". Les trois autres
tomes couvraient les périodes précédentes :
- tome I : "Écrits politiques 1944-1948"
- tomme II : "Une morale est possible"
- tome III : "Les chroniques algériennes"
Albert Camus avait projeté de rassembler certains de
ses écrits politiques dans un quatrième volume dont il avait établi une
liste de titres nommée « Pour Actuelles IV ». Francine Camus et René
Char avaient un temps envisagé d’éditer le recueil.
En 2022, Vincent Duclert et Catherine Camus reprennent le dossier avec un bandeau rouge avec ce texte : « CAMUS Un recueil pour aujourd’hui ».
Sa fille, Catherine Camus Le couple Camus
Actuelles IV
se structure autour des thèmes forts de Camus : liberté et tyrannie
politique, de l'Espagne franquiste ou communisme hongrois, lutte contre
la peine de mort et la violence du monde, espoir dans l'humanisme…Il
se place ainsi dans la logique de son œuvre, à travers le souvenir de
l’enfance ponctué par les jours heureux, par le courage de
l’intellectuel conforté par un style aussi puissant qu'imagé.
Ce recueil
permet de suivre sa pensée et ses combats entre 1939 et 1959. Une
époque où il fut contraint de combattre la droite et les nazis puis des
intellectuels de gauche près des communistes. Il estime que sans la
liberté de penser, d'écrire, de débattre avec une fermeté sans trop de
coups bas, de se taire aussi, le progrès n'est que mensonge.
Structure de l'ouvrage 1- Le parti de la liberté : Espagne de Franco et le communisme en Europe de l'Est
2- D'un intellectuel résistant : Autour du pessimisme, quelques auteurs russes, L'homme révolté
3- Le seul espoir (articles 1955-56)- Discours de Suède - Correspondance retrouvée (textes politiques dont 2 inédits).
Référence : Albert Camus Carnets III, Mars 1951-décembre 1959, éditions Gallimard, collection Blanche, 280 pages, 1989
« J'ai mis dix ans à conquérir ce qui me paraît sans prix : un cœur sans amertume. »
La tenue de ces Carnets fut pour Albert Camus
une façon de consigner ses réflexions, des extraits de lecture, des
ébauches de romans, des anecdotes. Il les tiendra quasiment toute sa
vie, de l'âge de vingt-deux ans jusqu'à sa mort et avait prévu leur
publication en mettant au propre les notes prises au fil des jours,
parfois en style télégraphique.
Mais ils ne parurent qu’après sa mort, repris par sa femme Francine Camus et Roger Quilliot, auteur d’un remarquable essai sur Camus intitulé La mer et les prisons, les deux premiers en 1962 et 1964, supervisés par les amis Jean Grenier et René Char.
Le tome I paru en 1962 couvre la période mai 1935-février 1942 et contient des notations sur Noces, La Mort heureuse, L'Étranger, Le Mythe de Sisyphe ou Caligula. Le tome II
qui va de janvier 1942 à mars 1951, rassemble des textes allant de la
période de "L’Étranger" à "L'Homme Révolté" en passant par "La Peste".
Si Camus
considérait plutôt les deux premiers comme des instruments de travail,
le dernier est constitué aussi de notations plus intimes, apparaissant
quelque peu décousu, fait d’éléments épars, parfois de quelques lignes
ou d'une seule phrase. On voit mieux l’homme et son environnement avec
sa famille, ses amis, des allusions aux courriers qu’ils échangent, ses
engagements toujours nombreux, l'avancement de ses livres et ce temps
qui lui file entre les doigts.
Il est ainsi possible de suivre l’évolution de son état d'esprit,
parfois plus serein, parfois plombé par les difficultés, comme cette
réflexion désabusée : « Trois ans pour faire un livre, cinq lignes pour le ridiculiser et des citations fausses, » et qui, comme souvent, doute de son talent, de sa vocation car écrit-il « les doutes, c’est ce que nous avons de plus intime. »
Avec Mett Ivers et les Gallimard à Lausanne 31/10/1959
Il balance souvent entre optimisme et pessimisme, alternant réflexions lucides du genre « j'ai
toujours pensé que si l'homme qui espérait dans la condition humaine
était un fou, celui qui désespérait des événements était un lâche » et sans illusions car « si l'homme échoue à concilier la justice et la liberté, alors il échoue à tout. »
Dans la période couverte par le tome III, entre 1951 et 1959, Albert Camus écrit L’Été, La Chute, L’Exil et le royaume. On suit ses réactions suite aux polémiques déclenchées par la publication de L’Homme révolté, à la tragédie de la guerre d’Algérie, ses voyages en Italie, en Grèceet à Stockholm pour la réception de son prix Nobel… On y décèle son désir d’harmonie, malgré toutes les difficultés, « à travers les chemins les plus raides, les désordres, les luttes ».
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Du 9 juin au 6 juillet 1958, il est en Grèce avec les Gallimard et quelques amis. Après la visite d'Athènes, de l'Acropole et de Rhodes, il se laisse porter d'île en île au gré des flots et des îles visitées,Kos. Psameros, Kalimnos, Patmos, Samos, Chios, Mytilène... et retour par Corinthe et Olympie.
C'est pendant ce voyage que paraît Actuelles III qu'il titra finalement Chroniques algériennes, choix d'articles sur l'Algérie, des premiers au temps d'Alger-Républicain aux plus récents. En quelque sorte, son testament sur l'Algérie, après il n'aura rien à ajouter qui pût apporter une aide quelconque à une solution raisonnable. Ce qu'on ne manqua pas de lui reprocher... .
La une de Combat
L’année 1959 –sa dernière année- est d’abord consacrée à son adaptation des Possédés de Dostoïevski : articles et interviews se succèdent avec comme point d’orgue la Première le 30 janvier. En mars, il est à Alger au chevet de sa mère malade. À partir de fin avril, il sera souvent à Lourmarin où il prend des notes pour une adaptation de Macbeth de Shakespeare et surtout s’attelle à l’écriture du Premier homme qu’il espère mener à bien en huit mois. Il se dit alors sous le signe de « la solitude et de la frugalité. » Son activité ne sera guère entrecoupée que par un voyage à Venise début juillet puis par la préparation des fêtes de fin d’année qu’il passera avec Francine et les jumeaux ainsi qu’avec la famille Gallimard remontant de la Côte d’azur avant de regagner Paris où il n’arriveront jamais.
Les
notations contiennent parfois cette touche de lyrisme qu’on trouve dans
ses récits et traduisent assez souvent son humeur, comme cette phrase
écrite au fil de la plume : « Chaque matin quand je sors sur
cette terrasse, encore un peu ivre de sommeil, le chant des oiseaux me
surprend, vient me chercher au fond du sommeil, et vient toucher une
place précise pour y libérer d’un coup une sorte de joie mystérieuse.
Depuis deux jours il fait beau et la belle lumière de décembre dessine
devant moi les cyprès et les pins retroussés. »
On pourrait choisir d’autres exemples, simples notations comme « j'aime les petits lézards aussi secs que les pierres où ils courent. Ils sont comme moi, d'os et de peau »
en juin 1959 ou plus mélancoliques comme « certains soirs dont la
douceur se prolonge. Cela aide à mourir de savoir que de tels soirs
reviendront sur la terre après nous. »
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Le Vaucluse et Lourmarin l’inspirent aussi beaucoup, il s’y sent bien, loin de Paris et du "microcosme", quand il écrit « Vaucluse.
La lumière du soir devient fine et dorée comme une liqueur et vient
dissoudre lentement ces cristaux douloureux dont parfois le cœur est
blessé » ou quand il arrive chez lui, même s’il a plu et qu’il est fatigué, « 28 avril 59. Arrivée Lourmarin.
Ciel gris. Dans le jardin merveilleuses roses alourdies d'eau,
savoureuses comme des fruits. Les romarins sont en fleurs. Promenade et
dans le soir le violet des iris fonce encore. Rompu. »
Parfois aussi, se laissant aller à une certaine amertume comme cette confidence de mai 1959 : « le théâtre au moins m'aide. La parodie vaut mieux que le mensonge : elle est plus près de la vérité qu'elle joue. »
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«Rien n'est plus méprisable que le respect fondé sur la crainte. » (Carnets II) «Vieillir, c'est passe de la passion à la compassion. » (Carnets II) «La démocratie, ce n'est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité. » (Carnets III)
Année 1959 : les 3 séjours à Lourmarin - séjour 1 : du 28/04 au 28/05 - séjour 2 : du 9/08 au 2/09 - séjour 3 : du 14/11 au 3/01/1960
« Ces
vingt jours de courses à travers la Grèce, je les contemple d’Athènes
maintenant, avant mon départ, et ils m’apparaissent comme une seule et
longue source de lumière que je pourrai garder au cœur de ma vie.» (Albert Camus, Carnets III).
Il rêvait de la Grèce comme d’une espèce de paradis perdu, il rêvait d’un voyage comme d’une communion. Déjà en 1936, il notait dans ses Carnets : « Voir la Grèce.
Rêve qui faillit ne jamais s'accomplir. » Mais il rencontra longtemps
des contretemps dus à la maladie et à la guerre… jusqu’aux deux voyages
qu’il put enfin réaliser en 1955 et en 1958. Ce
rêve, on le voit se former dans la préparation du voyage avorté de
septembre 1939, prenant beaucoup de notes sur les mythes et les légendes
des grecs, déplorant dans Prométhée aux enfers en 1946 l’abandon de ce « projet somptueux de traverser une mer à la rencontre de la lumière. » Il l’évoque aussi dans Retour à Tipasa en 1952, constatant que « la guerre était venue jusqu'à nous, puis avait recouvert la Grèce elle-même. »
Comme à son habitude, Camus nota dans ses Carnets les événements et ce que lui inspirait son voyage, ce que lui évoquaient les lieux visités, les émotions qu’ils suscitaient. Ses notes révèlent la profonde interrelation avec son œuvre antérieure et l’évolution de son état d’esprit.
« Nous
vivons ainsi le temps des grandes villes. Délibérément, le monde a été
amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, la
méditation des soirs. » (L'Exil d'Hélène, 1940)
Le premier voyage au printemps 1955 Camus profite d’une invitation à un colloque de l’Union culturelle gréco-française sur "L’avenir de la civilisation européenne" pour se rendre à Athènes, visiter l’Acropole,
« la lumière de 11 heures tombe à plein, […] entre dans le corps avec
une rapidité douloureuse… le nettoie en même temps. [...] Les yeux
s’ouvrent peu à peu et l’extravagante… beauté du lieu
est accueillie dans un être purifié, passé au crésyl de la lumière. »
C’est comme un bain de jouvence qui le lave des salissures de l’Europe
occidentale. Son moral s’améliore rapidement et il peut écrire le 11 mai
à son ami René Char : « Je vais revenir debout, enfin. »
Puis il part visiter les îles où il retrouve la lumière solaire d’Algérie, écrivant, toujours à René Char depuis l’île de Lesbos :
« Je vis ici en bon sauvage, naviguant d’île en île, dans la même
lumière qui continue depuis des jours, et dont je ne me rassasie pas. »
On peut le suivre presque à la trace à travers les nombreuses notations qu’il consigne dans ses Carnets. À Mycènes, il est fasciné par la forteresse « couverte de coquelicots, » à Délos il écrit que « toute la Grèce que j’ai parcourue est en ce moment couverte de coquelicots et de milliers de fleurs. »
Avec Michel Gallimard, sur son bateau
Au cap Sounion,
c’est la quiétude : « Assis au pied du temple pour s’abriter du vent,
la lumière aussitôt se fait plus pure dans une sorte de jaillissement
immobile. Au loin des îles dérivent. Pas un oiseau. La mer mousse
légèrement jusqu’à l’horizon. Instant parfait. »
C’est toujours cette lumière pure qui le subjugue en Argolide : L’Argolide :
« Au bout d’une heure de route, je suis littéralement ivre de lumière,
la tête pleine d’éclats et de cris silencieux, avec dans l’antre du cœur
une joie énorme, un rire interminable, celui de la connaissance, après
quoi tout peut survenir et tout est accepté. » Le plaisir des sens, c’est aussi Mikonos et l'odeur entêtante du chèvrefeuille, Lindos et « l’odeur d’écume, de chaleur, d’ânes et d’herbes, de fumée… »
Comme à Tipasa, Camus respire les exhalaisons des plantes écrasées de soleil, comme si pendant ce temps, la tuberculose s'éloignait de lui, au Pirée, il est heureux de "sentir" l'eau et à Salonique, c'est « la belle odeur de sel et de nuit » et les baignades lui rappellent les plages d'Alger...
Albert Camus avec sa fille Catherine Grèce, 1958 Albert Camus & Michel Gallimard, Grèce, 1958
Le second voyage à l'été 1958 Ce second voyage en juin 1958 durera une vingtaine de jours. Là encore, Camus renoue avec ses souvenirs de jeunesse et les plages d'Alger comme il l'écrit dans cette lettre à son ami Jean Grenier : « Je quitte le bateau le matin tôt, seul, et vais me baigner sur la plage de Rhodes
à vingt minutes de là. L’eau est claire, douce. Le soleil, au début de
sa course, chauffe sans brûler. Instants délicieux qui me ramènent ces
matins de la Madrague, il y a vingt ans, où je sortais
ensommeillé de la tente, à quelques mètres de la mer pour plonger dans
l’eau somnolente du matin. »
Si ce voyage effectué en pleine été, souvent sous une chaleur suffocante, est plus fatigant que le précédent, ainsi revenu à Athènes, il note simplement « Chaleur. Poussière » et ne lui permet pas de retrouver la magie du printemps et de ses effluves, il va revenir en France le cœur plus léger, ragaillardi par cette rupture avec Paris et ses détracteurs.
Andrée Fosty, Camus & la Grèce
Camus se sent attiré par le sens de la perfection des Grecs, « Tout ce que la Grèce tente en fait de paysages, elle le réussit et le mène à la perfection. » (Carnets, Delphes,
10 mai 1955). Cette perfection est l'expression de l'équilibre entre la
nature et l'action de l'homme et prend ses racines dans ce paradoxe qui
l'étonne : « Ce monde des îles si étroit et si vaste me paraît être le cœur du monde. »
Ces paysages sont pour lui le contraire du Brésil
qu'il juge immense et étouffant. Toutes ces îles recomposent un monde
spécifique qui tend à la perfection née d'une subtile conjonction entre
terre, mer, ciel et hommes, ce qui lui fait dire à Délos : « Je peux regarder sous la droite et pure lumière du monde le cercle parfait qui limite mon royaume. »
Pour lui, comme il le note dans le tome III de ses Carnets, la Grèce représente «
comme une île énorme couverte de fleurs rouges et de dieux mutilés
dérivant inlassablement sur une mer de lumière et sous un ciel
transparent. Retenir cette lumière, revenir, ne plus céder à la nuit des
jours. »
Il a en quelque sorte reconnu son royaume et son exil finira très bientôt dans sa thébaïde de Lourmarin qui possède comme un air d'Algérie.
« Décidément, Camus n'en finit pas de redevenir actuel ou "à la mode" » écrivaient déjà JF. Payette & L. Olivier en 2004 dans leur livre "Camus, nouveaux regards sur sa vie et son œuvre"
2013 avait été l’occasion de fêter le centenaire de la naissance d’Albert Camus.
Au-delà des réimpressions de ses œuvres majeures, on en avait profité
pour éditer trois correspondances inédites dont j’avais rendu compte à
l’époque. [1]
Albert Camus et ses jumeaux Jean et Catherine
2020 est cette fois l’occasion de fêter le soixantième anniversaire de sa disparition. Déjà un premier ouvrage dû à Vincent Duclert et intitulé "Camus, des pays de liberté" [2]
lui est consacré et d’autres vont suivre dans le courant de l’année
pour donner à cet événement toute son ampleur. On peut noter également
la parution en format de poche de sa correspondance avec son ami Louis Guilloux. [3]
4 janvier 1960 : c’est la stupeur. Le prix Nobel Albert Camus décède dans un banal accident de la route en revenant de sa résidence de Lourmarin dans le Vaucluse. Un pneu éclaté dit-on, de la Facel-Vega de son ami Michel Gallimard, sur une route de l’Yonne. On a d’ailleurs retrouvé son manuscrit échoué à côté du véhicule. Albert Camus
entamait alors un nouveau cycle d’écriture, après l’absurde et la
révolte allait venir le temps de l’amour sous la forme de son nouveau
roman, largement autobiographique, Le Premier Homme.[4]
Albert et Francine Camus L'hommage est à la hauteur de l'événement. Même Jean-Paul Sartreavec qui il s’était brouillé après la parution de L’homme révolté [8], écrivit juste après sa disparition dans un texte plein de "ressentiment refoulé", « il était un de ces hommes rares… On
vivait avec ou contre sa pensée, telle que nous la révélaient ses
livres […] Il représentait en ce siècle, et contre l'Histoire,
l'héritier actuel de cette longue lignée de moralistes dont les œuvres
constituent peut-être ce qu'il y a de plus original dans les lettres
françaises.(Texte publié le 7 janvier 1960 dans « France Observateur ».) René Char, peut-être son ami le plus proche, écrira un texte si émovant et d'une grande retenue intitulé L’éternité à Lourmarin, où il écrit ces mots si justes : «Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. »
Beaucoup se demandent ce qui peut expliquer le succès de Camus,
qui ne s’est jamais démenti depuis sa mort, alors qu’il a été si
critiqué de son vivant, et même si l’un de ses rares détracteurs Jean-Jacques Brochier l’avait qualifié de « philosophe pour classes terminales ». [5]
Cet engouement vis-à-vis de l’homme et de son œuvre a aussi son
revers : brouiller son message, aller au-delà de sa pensée par des
interprétations contestables.
Albert et son frère aîné Lucien vers 1920
Vincent Duclert a au moins le mérite de bien définir ce qui en fait la particularité, "le mystère Camus" : « Chez
Camus, il y a une association très intéressante entre les idées mais
aussi l'émotion, ce qui fait que les idées ne sont pas abstraites et
elles sont bien transmises parce qu'il y a cette émotion qui nous rend
très proches de Camus. Tout son travail, y compris son travail
de journaliste, c'est d'être très précis sur les faits et en même temps
de donner une force, une éloquence à son analyse de l'actualité. »
Voilà
qui est dit. C’est aussi l’idée que rien ne peut se dissocier, qu’on ne
peut séparer le penseur et l’écrivain de l’homme et du citoyen. Cette
identité entre l'homme est son oeuvre se retrouve dans cette citation : «
Je marche du même pas comme artiste et comme homme. Révolte et absurde
sont des notions profondément ancrées en moi, mais j'ai su en faire la
critique. »Sa ligne de conduite n'a pas varié, marquée par ce que j'avais appelé dans un article précédent La permanence camusienne. Sans aucun doute, Camus a incarné cette osmose, son engagement
est toujours mûrement réfléchi, pesé et en harmonie avec sa ligne de
conduite, sa déontologie, même quand son cœur saigne et que l’émotion
pourrait déborder sa réflexion comme dans son action en faveur d’une
solution négociée en Algérie. C’est sans doute cette
rigueur qui lui a permis de ne pas se laisser déborder par ses
sentiments et de refuser de céder au conformisme de son époque, de se
laisser porter par « l’air du temps » comme disait son ami Jean Daniel. [6] Dans Actuelles I, il a écrit cette phrase lourde de sens : « Il s'agit de servir la dignité de l'homme par des moyens qui restent dignes au milieu d'une histoire qui ne l'est pas. »
Camus & sa fille Catherine
Du refus au consentement – L’émotion dont parle Vincent Duclert
est toujours canalisée, contextualisée, même quand il prend la parole
dans des meetings où il défend sa conception de la liberté contre les
dictatures de tous bords ou quand il dénonce le franquisme avec ses amis
républicains espagnols. [7] Sa volonté,son engagement nourrissent une pensée qui est le fondement de son action.
D’un point de vue conceptuel, la pensée de Camus part d’une constante qu’on trouve dans ses premiers écrits, en particulier la nouvelle "Entre oui et non" de son recueil L’Endroit et l’envers comme dans son dernier recueil intitulé à dessein "L’exil et le royaume". Le thème du balancement cher à Camus
évolue entre "Oui et Non", cherchant un équilibre entre refus et
consentement, comme il évolue entre "L’exil et le royaume", entre deux
entités séparées, la mort à l’horizon qu’il considère comme un exil et
une terre promise qu’il définit comme un royaume.
Le nœud de sa pensée, c’est cette recherche d'équilibre entre les deux fléaux de la balance, qui représente ce qu'il nomme "la recherche de la mesure" car les deux entités qui oscillent entre le bien et le mal, entre l’exil et le royaume sont pour Camus indissolublement liées, prenant leur sens et leur richesse dans la confrontation. Notes et références [1] Voir mon article intitulé Le centenaire de sa naissance et la présentation des correspondances de Camus avec Roger Martin du Gard, Francis Ponge et Louis Guilloux -- [2] Voir mon article Vincent Duclert, Camus des pays de la liberté -- [3] Voir mon article Correspondance Camus-Guilloux -- [4] Voir mon article présentant Le Premier homme -- [5] Voir mon article sur l’essai de JJ. Brochier Camus, philosophe pour classes terminales -- [6] Voir mon article sur l’essai de Jean Daniel, Avec Camus, comment résister à l’air du temps ? -- [7] Voir mon articleAlbert Camus et l’Espagne --[8] Il écrit alors dans ses Carnets,«
Même ma mort me sera disputée. Et pourtant ce que je désire de plus
profond aujourd'hui est une mort silencieuse, qui laisserait pacifiés
ceux que j'aime. » (Albert Camus "Carnets" 1949-1959)