Guerre et Peste à Oran
Arnold Böcklin La peste 1898 Camus lisant le journal
« On peut lire La Peste de trois façons différentes. Elle est à la fois le récit d’une épidémie, le symbole de l’occupation nazie (et d’ailleurs la préfiguration de tout régime totalitaire quel qu’il soit) et en troisième lieu l’illustration concrète d’un problème métaphysique, celui du mal. »Albert Camus, extrait d'une lettre du 14 janvier 1948.
La Peste se présente comme une chronique [1] de l'évolution de cette terrible maladie dans la ville d'Oran, ville qu'il connaît bien pour y avoir vécu [2] De ce point de vue, c'est très différent de L'Étranger qui est plutôt une ensemble de moments autonomes, non significatifs, alors qu'ici, une histoire se transforme en destin [3].
Ce destin prend la forme de l'un des fléaux emblématiques de l'humanité : la peste. C'est le symbole que choisit Camus pour décrire une des peurs ancestrales du genre humain mais aussi comme symbole de la guerre qui vient de s'achever en Europe et de cette espèce de "peste noire" comme on appelait parfois le fascisme, et d'une façon plus générale, de ces dictatures idéologiques qui ont traversé l'Europe de cette époque.
Cette maladie a aussi la particularité d'être très contagieuse, en ce sens elle sépare les hommes, suscite peur et méfiance mais développe aussi le besoin d'une lutte collective, seule réponse efficace au défi que la maladie lance aux hommes. [4]. Il l'étend sans équivoque à la sphère socio-politique en précisant que son livre a « comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme » [5].
Quand il se demande ce que veut dire la Peste, ce symbole du Mal, il répond sans ambiguïté « c'est la vie, voilà tout. » Cette lutte à mort contre ce Mal absolu est selon le docteur Rieux toujours présent quelque part, « le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais,» et l'homme va finir par se révolter, mû par un mélange de désespoir et de soif de vivre. [6]
Baron Gros Bonaparte visitant les pestiférés
Les personnages sont des résistants comme l'a été Camus pendant la guerre, et c'est bien une guerre dont il s'agit, lutte à mort contre le fléau létal, quelles que soient leurs motivations. Ils sont bien cadrés [7], marquant la lucidité du docteur Rieux, la modestie de Grand, le besoin de pureté de Tarrou et la sensualité de Rambert [8].Le père Paneloux est au début très critique quand il stigmatise ses compatriotes [9], leur apportant ensuite aide et compassion [10].
Les masques censés protéger contre la peste
Tarrou ressemble à ce jeune homme de L'Étranger qui compatit pour Meursault et rejette comme une monstruosité sa condamnation à mort. Il déteste se faire remarquer et parler pour ne rien dire; c'est 'un pur'. Il connaît le terrible défi « de faire le moins de mal possible et même parfois un peu de bien. »
Le docteur Rieux semble un roc, étranger au découragement, un costaud capable de porter la lutte à bout de bras et se confond avec elle. Pourtant, il reste dans l'ombre. Meursault parlait à la première personne, étranger à lui-même, Rieux pour engagé qu'il soit, s'exprime à la troisième personne, effacé, en retrait dans le récit [11]. Camus lui-même confirme ce décalage calculé : « La Peste est une confession, et tout y est calculé pour que cette confession soit d'autant plus entière que la forme y est plus indirecte ». Ce sont des hommes de bonne volonté qui pensent « qu'il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer [12], » qui luttent aussi contre les complices du fléau, ces corps constitués qui subissent, sans véritablement engager le combat.
Finalement, le docteur Rieux pense qu'il est juste « que de temps en temps au moins la joie vînt récompenser ceux qui se suffisent de l'homme et de son pauvre et terrible amour. »
Michel Serre, La peste de 720 (détail)
Saint-Roch et saint Sébastien, protecteurs contre la peste
Quand la peste est déclarée, la ville est fermée et les gens restent barricadés chez eux. Plus de lettres, de peur qu’elles ne propagent l’infection létale. On suce des pastillent de menthe, devenues introuvables, dont on dit qu’elles éloignent la contagion. Toute réunion est bannie et les enterrements se font à la dérobée. Paraît alors un journal maigrelet faute de papier, intitulé « Le courrier de l’épidémie ». Cette peste est aussi dans le cœur des hommes car, écrit Camus, « chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne… »
À travers une galerie de personnages, Camus parle du changement d’une société confrontée à un drame qui remet en cause ses libertés fondamentales.
Au fil des pages, on y rencontre le docteur Rieux, principal personnage du roman et médecin au grand cœur qui tient la chronique de cette épidémie, Rambert, le journaliste amoureux, honteux de vouloir être heureux tout seul et qui finira par rejoindre les groupes sanitaires, Tarrou, ami du docteur, espèce de "saint laïc", et son ambivalence face à l’infection, le père Paneloux dont les certitudes vont vaciller ou encore Joseph Grand, employé de mairie effacé, torturé par ce livre qu’il ne parvient pas à écrire et Cottard, que la police recherche et que l’épidémie arrange bien.
Quand au bout de dix mois de claustration, l’espoir renaît et la maladie régresse, la vie "normale" reprend. Une vie normale, tel Cottard qui se fait livrer comme avant ses repas par le restaurant voisin. « Qu’appelez-vous un retour à la vie normale ? » demande Cottard. Et Tarrou de lui répondre : « De nouveaux films au cinéma ». Reste l’impression étrange que l’épidémie peut reprendre comme ça , aussi brusquement qu’elle était venue. Albert Camus a cette réflexion : « les habitants, enfin libérés, n'oublieront jamais cette difficile épreuve qui les a confrontés à l'absurdité de leur existence et à la précarité de la condition humaine. »
Le docteur Rieux savait bien ce que cette foule enfin délivrée ignorait ou ne voulait pas y penser : « que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, […] qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse ».
Camus à Oran au 65 rue d’Arzew & carte postale de la rue d’Arzew
La Peste et l'actualité
La Peste nous parle de notre époque, nous parle de nous. Ce roman datant de 1947 nourrit nos interrogations contemporaines face à la réalité d’une pandémie confrontée à un système de santé qui n’est pas à la hauteur de son économie.
Ce virus si contagieux traduit l’état d’une société en proie aux insuffisances de son propre système immunitaire, trop soumise à l’individualisme et à l’omnipotence du marché.
Allégorie de la peste, 1437 Jean de Berry Enterrement de pestiférés à Tournai
Camus nous dit aussi « qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer qu’à mépriser. » Cette épidémie, comme les Résistants pendant l’Occupation, révèle les caractères dans toute leur ampleur, les plus noirs comme les plus vertueux. Rambert, plutôt égoïste au début, entrera peu à peu dans la lutte collective contre le fléau. Le père Paneloux lui-même va s’interroger, devant l’agonie d’un enfant, sur l’attitude du chrétien face au Mal.
Pour Camus, "la condition d’homme" impose à tous ceux qui, comme il écrit à la fin du roman, « ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins ».
La peste à Marseille 1720-23
Jalabert Œdipe et Antigone ou la peste à Thèbes, 1843
La notion de mesure, si chère à Camus, il la met dans la bouche du père Paneloux qui constate que « cela est révoltant parce que cela passe la mesure. » La peste est le symbole de la démesure et en même temps, elle révèle les facettes sombres et lumineuses de l’homme confronté à l’absurdité d’un monde marqué par des souffrances aussi bien physiques et mentales. Pour Camus, le Mal est là, l’hybris des grecs, et il ne reste contre lui que le combat. [13]
Faire face à la démesure du fléau, c’est lutter sans concession et sans illusions comme Sisyphe.
Ce qui nous renvoie à la définition même de l’absurde désignant un
monde que les hommes n’entendent plus et qui lui aussi n’entend plus
leurs souffrances. Malgré tout, Camus affirme qu’il « faut imaginer Sisyphe heureux ».
Sisyphe,
comme les victimes d’une pandémie, comme ceux qui luttent, doit revenir
vers une juste mesure du monde. Ce concept central dans son œuvre, il
le reprendra dans la « Pensée de Midi », dernier chapitre de L’Homme révolté ou dans « L’Exil d’Hélène », l’une des nouvelles de L’Été. [14]
Cette mesure ne représente pas tant une espèce de juste milieu, compromis des extrêmes, que le triomphe de la raison et de la lucidité sur les émotions et les pulsions.
Cette mesure ne représente pas tant une espèce de juste milieu, compromis des extrêmes, que le triomphe de la raison et de la lucidité sur les émotions et les pulsions.
- Le docteur Rieux « savait cependant que cette chronique ne pouvait être celle de la victoire définitive »
- ↑ Oran est la ville de sa femme Francine où il a vécu quelque temps. Il écrira en 1939 "Le Minotaure ou la Halte d’Oran", repris dans son recueil L'Été.
- ↑ « ... l'action trouve sa forme; les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend figure de destin »
- ↑ Camus s'était beaucoup renseigné et réalisé plusieurs études sur tout ce qui concernait cette question
- ↑ Lettre au philosophe Roland Barthes de février 1955.
- Voir mon article sur La peste comme symbole du Totalitarisme à partir de sa pièce de théâtre intitulée "L'État de siège"
- ↑ Dans son analyse, Roger Quillot pense que les principaux personnages procèdent d'un « un éclatement du personnage de l'Étranger »
- ↑ Rambert se sent au début plutôt en exil à Oran, comme avait aussi éprouvé Camus mais écrit-il, « il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul. »
- ↑ « Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères vous l'avez mérité » dit-il
- ↑ Le père est écartelé entre l'aumônier meurtrier des Lettres à un ami allemand et des figures comme celles de son ami résistant, le poète chrétien René Leynaud
- ↑ Le recours fréquent au style indirect accentue cette impression de retrait
- ↑ Pour Quilliot cette confession renvoie au Camus résistant, un combat qu'il voulut juste et sans violence comme celui de Rieux
- ↑ L'hybris est la "démesure" des Grecs, sentiment violent inspiré des passions, particulièrement de l'orgueil auquel les Grecs opposaient la tempérance et la modération.
- Voir une présentation de ce texte dans mon article sur le Recueil L'été, intitulé : "Complément, L'Exil d'Hélène".
Pieter Bruegel l'Ancien Le triomphe de la mort
Voir aussi
* La Peste par Dunia Miralles --
* La peste, mythes et réalité,- avec des illustrations de Bruegel, Jérôme Bosch et Grunewald
* Camus au jour le jour, 1946-1947 --
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<< Ch. Broussas, Camus La Peste 10/04/2020 © • cjb • © >>
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