« Je vais vous dire un grand secret ... . N'attendez pas le Jugement dernier. Il a lieu tous les jours. »
La Chute [1] est un long monologue, la confession d’un homme à un autre avocat, touriste rencontré dans un bar d’Amsterdam, [2] qui se poursuit à travers les canaux de la ville qu'il a sans doute choisis parce qu'ils sont l'illustration des cercles concentriques de l’Enfer de Dante puis vers l'ancien quartier juif de la ville qui a connu les pires exactions pendant la guerre et sur les eaux de Zuyderzee à l'horizon indéfini.
Jean-Baptiste Clamence, au nom prédestiné, [3] ancien avocat parisien, va voir son destin bouleversé par un fameux évènement qui a tout remis en question.
La maison de Lourmarin
Avant cet évènement, Clamence était un égoïste, un individualiste soucieux de son image. Mais un soir en rentrant chez lui, il traverse le pont des arts et perçoit derrière lui le bruit d'un corps qui se jette à l'eau. Sans se retourner, il poursuit son chemin comme si de rien n'était. Mais il ne cesse d'y repenser, sa conscience le travaille et la culpabilité l'envahit, devient obsession. Il voit alors sa vie de façon différente, la juge vaine et frivole. Il change profondément face à cet événement qui le hante.
Le Caravage St Jean-Baptiste dans le désert
La genèse de ce texte trouve son fondement dans la polémique qui, à partir de 1952, opposa Albert Camus à la revue Les Temps modernes et aux existentialistes. Certaines notations contenues dans ses Canets où il notait surtout des réflexions et des idées sur ses travaux en cours, en attestent comme « Temps modernes. Ils admettent le péché et refusent la grâce », « Leur seule excuse est dans la terrible époque. Quelque chose en eux, pour finir, aspire à la servitude », lit-on dans ses Carnets. [4] Ou encore en décembre 1954 : « Existentialisme. Quand ils s’accusent on peut être sûr que c’est presque toujours pour accabler les autres. Des juges pénitents ».
Voilà une bonne définition des "juges-pénitents", qui font en fait semblant de faire leur mea culpa pour mieux piéger les autres.
Jan van Eyck Les juges intègres
On pense aussi à la grave dépression qui a conduit son épouse Francine au bord du suicide, à un moment où il traverse lui-même une passe fort difficile -que l'on peut suivre aussi dans ses Carnets- qui ne se résorbera qu'après son retour de Stochholm pour la remise du Nobel, lors de son voyage en Grèce. Le personnage de Clamence tient ainsi autant de ses ennemis que de Camus lui-même.
Le Caravage La décollation de St Jean Baptiste
On va apprendre aussi que le bruit de cette "chute" qui résonne dans sa tête a été précédée par le refus de l'avocat de secourir une victime qu'il aurait dû défendre et cette ration d'eau qu'il avait volé à un compagnon de captivité. Mais son repentir est-il vraiment sincère : s'il se confesse, c'est aussi pour mieux accuser l'humanité et pour Camus, de dénoncer ceux qui désespèrent des valeurs de liberté et de dignité, faisant le jeu des systèmes totalitaires.
Le Caravage La décollation de St Jean Baptiste (détail)
Jean-Baptiste Clamence finit par recevoir son compagnon dans sa chambre où il a caché dans un placard Les Juges intègres, et panneau dérobé du tableau de Van Eyck, L’Agneau mystique. Ainsi sans doute un jour va-t-il être arrêté et pouvoir expier sa faute, et d'autres fautes peut-êtrre encore moins avouable que celle dont il s'est accusé. Et peut-être que le "juge-pénitent" sera alors confronté aux "juges intègres" du tableau de Van Eyck.
Sa fille Catherine et son petit-fils Antoine
Notes et références
[1] Quelques repères :
* Octobre 54 : Amsterdam. Prises de notes durant ce voyage pour la future rédaction de La Chute. Balade dans La Haye, visite du musée Mauritshuis. Amsterdam et promenade en bateau sur les canaux avec ses amis les Gallimard.
* 11 juillet 55 : en vacances à Montroc-le-Planet (74). Camus termine la rédaction de La Chute.
* 16 mai 56 : Publication chez Gallimard de La Chute. Premier tirage : 16 500 exemplaires.
[2] Le court voyage qu’il a effectué deux mois plus tôt en Hollande a servi de cadre au récit
[3] Référence à Saint-Jean Baptiste prêchant sa doctrine seul dans le désert, "clamans" en latin signifiant criant, allusion à Jean-Baptiste criant dans le désert.
[4] Les 3 tomes de ses Carnets ont été publiés à titre posthume : tome I en 1962, tome II en 1964 et tome III en 1989
Le choc de la chute (extrait du livre)
« Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation.
J'avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j'entendis le bruit, qui malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d'un corps qui d'abat sur l'eau. Je m'arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j'entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s'éteignit brusquement. »
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<< Ch. Broussas, Camus La Chute 15/04/2020 © • cjb • © >>
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