jeudi 2 janvier 2014

Avec Camus : Comment résister à l'air du temps ?


                         
Référence : Essai biographique sur Albert Camus écrit par le journaliste et 
écrivain Jean Daniel, éditions Gallimard, 155 pages, isbn 2-07-078193-3, 2006 

Présentation générale
"Comment résister à l'air du temps ?", telle est la question qui préoccupe Jean Daniel au sujet d'Albert Camus, un "pied-noir" comme lui, qu'il a fort bien connu et qui fut son ami [1]. Ou plutôt, pourquoi cet engouement qui ne se dément pas, aussi bien pour l'homme Camus que pour son œuvre, comment expliquer sa surprenante pérennité, se demande-t-il mais bien sûr Jean Daniel connaît trop l'homme Camus et son époque pour être dupe d'une telle question. Il nous emmène sur les pas du Camus journaliste qui a dans ce domaine aussi exercé une grande autorité dans ce milieu.

De Alger Républicain à L'Express

Dans cet essai, c'est avant tout le journaliste qui intéresse Jean Daniel, lui qui a dirigé pendant si longtemps le Nouvel Observateur et en assure toujours les éditoriaux. Camus fut heureux dans son métier de journaliste et d'éditorialiste [2] : « il était comblé, donc en accord avec lui-même, sans nostalgie, sans aucun regret de ce que le journalisme l'empêchait de faire... »
 
À l'époque de sa jeunesse et d'Alger Républicain, il vit son affaire Calas, l'histoire du commis de ferme Hodent injustement emprisonné sur l'accusation de son patron. « J'ai connu Albert Camus en 1940, devait raconter Lemoine, longtemps 'typo' à France-Soir, » on pouvait lui faire des remarques, des suggestions, « il était tout de suite d'accord et avec la plus extrême gentillesse. » Puis dans la clandestinité et à la Libération, il devint l'homme de Combat, ce fut Ni victimes, ni bourreaux et bien d'autres articles.
 
« Quel sont les vices de la presse, se demandait-il dès le 31 août 1944, sinon l'appétit de l'argent et l'indifférence à la grandeur. » Il déplore que la presse veuille « plaire plutôt qu'éclairer. » Camus fera en 1955 une nouvelle expérience d'éditorialiste avec L'Express. Il recherchait avec angoisse une position juste dans le drame algérien. Mais les relations se dégradent avec Jean-Jacques Servan-Schreiber et l'expérience tourne court.
 
Après le retentissant appel Trêve pour les civils, il décide de se taire pour ne pas ajouter au drame : « Il ne devait plus se manifester publiquement que pour l'inlassable défense des torturés, des condamnés, des opprimés, en associant son action avec celle de Germaine Tillon. Encore exigeait-il... que on témoignage demeurât secret. »
 
« Que faire devant la terreur ? » s'interroge Jean Daniel, cette terreur en Algérie qui annihile toutes les bonnes volontés et hypothèque les solutions pacifistes. On a beaucoup reproché à Camus, remarque-t-il, la quasi absence de personnages arabes dans son œuvre, dans l'Étranger ou dans La Peste, mais « comment tenir pour rien ses reportages en Kabylie, les Chroniques algériennes [3] , sa correspondance avec Mouloud Ferraoun, Jean Amrouche et les autres ? Dans Le Premier Homme, n'écrit-il pas : « On est faits pour s'entendre, aussi bêtes et bruts que nous, mais le même sang d'hommes. »
 
Pour Sartre, il était « l'admirable conjonction d'un homme, d'une action et d'une œuvre. » L'homme et l'action sont dans le journalisme dont on peut dire qu'il fut, avec le théâtre, sa grande passion. « Mon royaume est de ce monde » écrit-il et il cite Pindare :« Ô mon âme, n'aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible. » Supprimez 'âme', ajoute Jean Daniel, cela pourrait avoir été écrit sur les murs de La Sorbonne (en 1968).
 
Si dans les années soixante, Camus a été quelque peu oublié en France, il n'en a pas été de même à l'étranger où il était très estimé dans l'Europe communiste et L'Homme révolté considéré comme une référence essentielle. Des hommes comme Milan Kundera, Sakharov ou Boukovski « ont évoqué la dimension libératrice de l'œuvre de Camus. » En France, le retour à Camus coïncida avec « la vague antitotalitaire » qui secoua la France vers 1975. Jean Daniel rappelle les quatre règles que Camus définit :
 
- Reconnaître le totalitarisme et le dénoncer;
- Ne pas mentir et savoir avouer ce qu'on ignore;
- Refuser de dominer;
- Refuser en toutes occasions et quel que soit le prétexte tout despotisme même provisoire.


Retour à l'air du temps

L'actualité de Camus, c'est le refus de "l'illusion messianique", la volonté de vivre le présent avec toutes ses difficultés et d'éviter l'utopie des "lendemains qui chantent". Réfutant aussi bien le côté marxiste de Sartre que l'attrait de Raymond Aron pour Hegel, Camus plaçait dos à dos le communisme comme le libéralisme économique.
« L'innocence est un état d'ignorance... c'est la nostalgie d'un manque. »
 
Avant le meurtre, Meursault est innocent sans le savoir. Il ira même jusqu'à réclamer la malédiction des hommes : « il découvre en fait que l'innocence n'existe pas. » Car ajoute Jean Daniel, « l'innocence est, autant que l'imposture, au cœur de ce livre clé qu'est La Chute. Camus ne se veut "ni victime, ni bourreau" [4] » mais ne se sent pas pour autant innocent. Il s'agit bien, insiste Jean Daniel, du constat, et superbement dérisoire, de l'innocence perdue, de la communication impossible... c'est d'ailleurs ce que Clamence dit lui-même, que l'idée la plus naturelle à l'homme « c'est l'idée de son innocence. [5] » Sa méfiance vis-à-vis du marxisme s'explique aussi de cette façon : « Le marxisme est une doctrine de la culpabilité quant à l'homme, d'innocence quant à l'Histoire. »


En avril 2005, s'est tenu à l'université d'Alger un important colloque sur Albert Camus, encore impensable quelques années plus tôt, où même le président Bouteflika' s'est déplacé, lui qui connaissait par cœur des passages de Noces. Comme André Gide qui dénonce le stalinisme après son voyage en Russie soviétique en 1936 dans son livre Retour de l'URSS, Camus se veut un « homme qui résiste à l'air du temps, » avec courage et lucidité, dût-il beaucoup en souffrir.
 
Commencer la lecture de Camus par Le Premier Homme, c'est ce que préconise Jean Daniel. Dans cet ouvrage largement autobiographique, se distingue son enracinement dans le peuple, lui le fils d'une femme de ménage, son « oscillation entre le bonheur et l'absurde [6] », lui qui a écrit qu'il « avait constamment vécu comme un être comblé et menacé », avec une lucidité qui n'était pas à son époque dans l'air du temps.
C'est sans doute pourquoi Jean Daniel a placé en tête de la seconde partie de son livre cette citation de René Char, le poète et l'ami intime de Camus [7] : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. »

 
Bibliographie et références
Notes et références


[1] Voir la préface qu'il écrivit pour le premier récit de Jean Danien intitulé L'Erreur
[2] Ce qui ne fut pas forcément le cas dans d'autres domaines : voir Albert Camus ou la parole manquante
[3] Tome III de ses articles de journaliste consacrés à l'Algérie (1939-1958)
[4] Voir la série d'articles qu'il écrivit sous ce titre dans ses Carnets
[5] Comme illustration, Camus prend l'exemple de ce 'petit Français' qui, à Buchenwald, crie son innocence et dépose une réclamation: « Mon cas est exceptionnel, je suis innocent » clamait-il
[6] Dilemme qui rejoint un texte de L'Envers et l'Endroit intitulé Entre oui et non
[7] René Char vivait dans le Vaucluse à L'Isle-sur-la-Sorgue, pas très loin de Lourmarin
 
           <<<<<<<<<<< Christian Broussas - Feyzin - 20 mars 2012 - <<>< © • cjb • © >>>>>>>>
  

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